Souvent négligé dans les histoires de la pensée économiste, le comte Germain Garnier a pourtant bien des mérites à faire valoir. Traducteur d’Adam Smith, pédagogue des grands principes économiques, et spécialiste avisé des questions monétaires, il reste, en dépit de son attachement excessif pour les thèses physiocratiques, l’un des grands représentants de l’école française d’économie dans la première moitié du XIXe siècle.
Germain Garnier, traducteur et économiste (1754-1821)
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°6, novembre 2013)
Le comte Germain Garnier, qu’il ne faut pas confondre avec l’économiste Joseph Garnier 1, est né à Auxerre en novembre 1754. Si nous le disons comte, c’est qu’il avait obtenu du Roi son titre de marquis, après avoir été le secrétaire de Mme Adélaïde, la fille du Roi Louis XV. En parallèle de sa carrière d’économiste, que nous exposerons ci-dessous, il occupa d’ailleurs divers postes d’administration, dont préfet de Versailles, membre de l’Assemblée constituante, ou, plus tard, président du Sénat.
Il ne fut pas d’abord occupé par les questions économistes. En vérité, il fut même l’auteur de chansons, dont une reçut en 1781 un incroyable succès: La Belle Imprudente. Ce n’est qu’en 1792, après bien d’autres essais littéraires, que Germain Garnier publia De la propriété dans ses rapports avec le droit public, son premier écrit de nature économique.
Trois ans plus tôt, au déclenchement de la Révolution, il avait été nommé député suppléant aux états généraux. Par la suite, fidèle à ses traditions, Garnier rejoignit le parti monarchique constitutionnel. Ce n’est qu’après la Révolution qu’il profita du calme pour écrire ses œuvres d’économiste, puis reçut d’honorables fonctions au sein de la haute administration publique : préfet de Seine-et-Oise, sénateur, et enfin président du Sénat, de 1809 à 1810.
En 1796, à peine revenu d’un long séjour dans le pays de Vaud, en Suisse, Germain Garnier publia un intéressant Abrégé élémentaire des principes de l’économie politique. Certains commentateurs ont rapidement condamné cette œuvre en raison des quelques proximités de la doctrine de l’auteur avec les idées physiocratiques, alors passées de mode. S’il est certain que Garnier se présente de prime abord comme un physiocrate tardif, on ne peut affirmer qu’il était tout à fait en retard sur son temps, notamment parce qu’il avait parfaitement compris toute l’importance de l’ouvrage d’Adam Smith, mais aussi les lacunes de celui-ci.
Lui qui bientôt traduira l’œuvre d’Adam Smith, la tenait déjà en haute estime. C’est « l’ouvrage le plus parfait et le plus complet qui existe sur l’économie politique », écrit-il emphatiquement (p.V). Mais il écrit aussi, pour justifier son Abrégé mais aussi les critiques qu’il adresse à la Richesse des Nations (et qu’il réinsérera dans les notes du traducteur pour son édition du livre) :
« L’ouvrage le plus parfait et le plus complet qui existe sur l’économie politique, celui de Smith sur la Nature et les Causes de la richesse des nations (ouvrage que nous ne possédons pas encore dans notre langue), manque d’ordre et de méthode ; et, par cette raison, il n’est pas propre à diriger des commençants, malgré l’étendue et la netteté de ses discussions. L’auteur s’est tracé, à ce qu’il semble, un plan trop circonscrit pour la vaste carrière qu’il avait à parcourir ; aussi son génie, qui n’a pu le contenir dans ces bornes étroites, a fait, à chaque pas, des excursions, et s’est saisi, chemin faisant, de tous les objets qui se sont offerts à lui. » (pp.V-VI)
Ce qui est très étrange dans les pages qu’il consacre à ce livre, c’est qu’il écrit que la Richesse des Nations est « un ouvrage que nous ne possédons pas encore dans notre langue » (p.V), alors que plusieurs traductions, de faible qualité certes, étaient déjà parues. Il est peu probable qu’il l’ait ignoré. Alors peut-être gardait-il le public éloigné de ces traductions, en attendant qu’il produise la sienne. C’est de l’ordre de la conjecture, mais on avouera que c’est une conjecture qui tient du possible.
Il est difficile de rendre justice à cet Abrégé car il faudrait pour cela entrer dans le détail de tous les différents points de doctrine sur lequel il roule, et c’est une démarche impossible. Pour bien faire sentir la qualité générale de l’écrit, et le bon-sens naturel que l’auteur y déployait, une citation du dernier chapitre, et qui nous intéresse d’autant plus qu’il concerne la dette publique, cette « institution monstrueuse des temps modernes », selon les termes de Garnier, nous suffira :
« Un gouvernement qui ferait un emprunt pour fournir à quelque dépense extraordinaire d’utilité publique, comme pour ouvrir des canaux, dessécher des marais, fertiliser des landes, etc., agirait comme un particulier prudent et économe, puisqu’un pareil emploi, ajoutant à la fois au revenu national annuel et à la population, produirait par lui-même les moyens d’acquitter l’emprunt en principal et en intérêts, avec encore un bénéfice considérable pour la nation qui aurait emprunté.
Mais aucun gouvernement n’a fait un pareil usage de son crédit, et on ne peut les comparer tous qu’au prodigue qui emprunte sans trop s’assurer des moyens de rendre, et dans la seule vue de satisfaire ses passions. Malheureusement encore, parmi les passions des gouvernements, celles qu’alimente cette funeste puissance d’emprunter, sont les plus destructives et les plus meurtrières.
Sous ce rapport, et sous plusieurs autres qui tiennent à des considérations purement politiques, on ne saurait trop déplorer cette institution monstrueuse des temps modernes, par laquelle un gouvernement se constitue fictivement débiteur des peuples, et promet de leur payer à perpétuité, avec leurs propres tributs, le prétendu intérêt des énormes que les fureurs de la guerre engloutissent en deux ou trois années. » (pp.234-235)
Si nous considérons désormais le Garnier traducteur, nous aurons à nouveau des raisons d’être élogieux. En 1796, Germain Garnier publia une traduction remarquée des Aventures de Caleb William, par Godwin. Ce fut pourtant en 1805 qu’il s’illustra véritablement dans cette activité importante, en traduisant avec style et rigueur le grand livre d’Adam Smith sur la Richesse des Nations. Cette traduction fut unanimement saluée, et offrit pour la première fois au public français les moyens de juger et d’apprécier l’œuvre de Smith.
Toutes justifiées que soient les appréciations élogieuses de cette traduction, il serait néanmoins inconcevable de ne pas évoquer quelques-uns des manquements ou des erreurs de Garnier. La principale concerne un point fondamental de la doctrine d’Adam Smith : la quête de l’intérêt personnel. Dans le fameux passage du boulanger, où Smith explique que celui-ci vous rend service pour servir son propre intérêt, Garnier traduit par « égoïsme » le plus mesuré terme de « self-love », signifiant amour de soi. Cette traduction malheureuse aida à faire d’Adam Smith, et de ses successeurs, des promoteurs de l’égoïsme, quand eux parlaient de bien d’autre chose.
Pour revenir maintenant à la production de Garnier en tant qu’économiste, il nous faut désormais aborder ses considérations fort intéressantes sur la monnaie, considérations renfermées notamment dans son Histoire de la monnaie depuis les temps de la plus haute antiquité jusqu’au règne de Charlemagne, parue à Paris en 1819.
Garnier s’y positionne en droite ligne des grands théoriciens de la monnaie du siècle passé, comme Ferdinando Galiani, et a bien compris l’utilité de la monnaie, sa nécessité pour les progrès économiques, sa naissance spontanée, et l’objectivité du choix de ses formes.
Dans son Histoire de la monnaie, Garnier commence par rappeler la nécessité de la monnaie, et indique que ce « besoin » de monnaie provoque la nécessité du choix d’un étalon monétaire. La monnaie est selon lui l’instrument qui a rendu possible les grands avancées et le développement considérable de l’économie depuis les temps les plus anciens. Il écrit :
« Les grandes nations de l’antiquité ont pu ignorer la boussole, l’imprimerie, le télescope et plusieurs autres découvertes qui ont fait faire aux sciences, dans notre âge, des progrès entièrement nouveaux ; mais ces mêmes nations ont porté les art de l’industrie et les institutions civiles à un degré de raffinement qui excitera l’admiration de tous les siècles, et il est incontestable qu’elles n’auraient pu parvenir à ce point de perfection sans employer dans leurs échanges et leurs transactions le seul agent capable d’imprimer un mouvement rapide à la circulation, et de lui donner une action proportionnée à l’étendue de la population et à la masse des richesses : la monnaie. » (p.21)
Il faut néanmoins choisir une forme pour cet étalon des échanges si éminemment nécessaire. Comment s’opère ce choix ? Garnier commence par nous rappeler que la monnaie n’a jamais été choisie, par le passé, sur des bases arbitraires comme un décret étatique. Les sociétés ont toujours pris pour étalon monétaire la ou les marchandises qui semblaient rassembler le plus des fonctions de la monnaie :
« Toute société civilisée sent la nécessité de se choisir un instrument d’échange, et, d’après les circonstances auxquelles elle est forcée d’obéir, elle adopte toujours, parmi les divers objets d’échange qui sont à sa portée, celui qui réunit davantage les différentes conditions qu’exige ce service. » (p.16)
C’est ainsi sur le marché, c’est-à-dire par l’accord des contractants, que se sont imposés les monnaies du passé. Nous qui aujourd’hui nous débattons pour comprendre les raisons de l’échec de l’euro, ferions bien d’écouter avec attention les mots des économistes qui, comme Garnier, expliquèrent qu’une monnaie ne peut être imposée sans considération pour les lois naturelles de l’économie politique.
« La forme que l’on juge à propos de donner aux pièces monnayées est sans doute une circonstance fort indifférente, et qui ne tient nullement au caractère distinctif et essentiel de la monnaie. Cependant presque toutes les nations se sont accordées à reconnaître que le métal taillé en disques d’une faible épaisseur serait plus propre au service de monnaie que sous toute autre forme, parce que de telles pièces seraient plus commodes à manier et à compter, qu’elles seraient moins exposées à se déformer ; enfin, qu’elles s’entasseraient plus facilement ou sur une table ou dans une bourse destinée à les contenir. On a aussi généralement senti l’avantage de les marquer d’une empreinte, non seulement par suite de la coutume reçue chez tous les peuples d’imprimer sur leurs monuments publics des symboles ou des images auxquelles s’attache quelque souvenir ou quelque sentiment national, mais encore pour donner à l’instrument légal des échanges un signe propre à écarter toute méfiance, et à prévoir tout débat sur le poids et le titre de la matière. Ces usages ont été uniformes dans presque tous les pays, sans qu’il ait été besoin de concert ou d’instruction, et seulement parce que la raison humaine, toutes les fois qu’elle agit librement et que des intérêts étrangers ne sont point parvenus à l’égarer, suit naturellement la même marche. » (p.23)
La bonne marche nous est donc toujours indiqué par la raison, et c’est elle qu’il faut suivre. En l’appliquant aux questions monétaires, nous confluerons certainement aux défauts de notre monnaie actuelle, fondée sur rien d’autre que la confiance envers les gouvernements.
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1 Né en 1813, Joseph Garnier fut un économiste français, ardent défenseur du libre-échange, et rédacteur en chef du Journal des Economistes. Il est l’auteur d’une Introduction à l’étude de l’économie politique (1843) et d’Eléments de l’Economie Politique, qui furent utilisés comme manuel dans plusieurs pays d’Europe. Dans la Bibliotheca dell’ economista, on lisait même sur cet ouvrage : « Ces Eléments sont l’exposé le plus complet de l’état où sont parvenues toutes les parties de la science, et par conséquent le meilleur livre à mettre entre les mains de la jeunesse qui veut entreprendre un cours d’études économiques. »