Jean-Baptiste Say et les contours d’une politique industrielle libérale

Jean-Baptiste Say

Une propriété assurée, protégée, sécurisée est pour Jean-Baptiste Say « le premier fondement de l’ordre civil, et le premier stimulant de la production : c’est le chef-d’œuvre de la politique appliquée, ou pratique »


Jean-Baptiste Say et les contours d’une politique industrielle libérale

par Gérard Minart

(Extrait de Jean-Baptiste Say. Maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale, chapitre 10 : Esquisse d’un écosystème favorable à l’entreprise)

L’entreprise est un être vivant qui doit trouver dans son milieu des conditions propices à sa croissance. Ce milieu est le résultat de multiples composantes : géographiques, historiques, institutionnelles, juridiques, fiscales, sociales, monétaires, administratives, réglementaires, éducatives et même psychologiques.

Dans tous les écrits de Jean-Baptiste Say, on rencontre ce souci de mettre en relief les éléments favorables ou défavorables à la production. Des chapitres entiers du Traité ou du Cours complet sont dédiés à cette ambition. Bref, Say attache autant d’importance à l’environnement extérieur dans lequel baigne l’entreprise qu’aux conditions internes de son fonctionnement et de sa croissance.

Pour lui, l’entreprise ne peut pas être dissociée de son milieu : elle se trouve en interrelation permanente avec lui. D’où la nécessité de connaître en quoi cet environnement peut être favorable ou défavorable à la création de richesses.

Le premier fondement d’une sorte d’écosystème propice à la production repose sur la trilogie : liberté-propriété-sécurité. Il s’agit là de la Sainte Trinité du libéralisme en général et du libéralisme économique plus particulièrement. En économie comme dans les autres domaines, ces trois éléments ne peuvent être séparés. Ils forment un tout.

Pas de liberté, et encore moins de propriété, sans sécurité. Liberté doit s’entendre ici principalement au sens économique : liberté d’initiative pour fonder sans entraves une entreprise ; libertés de s’associer, de contracter, de produire, d’échanger, de commercer, de transporter, etc.

Cela se résume d’une phrase, qui est aussi l’étendard des libéraux ; laissez faire, laissez passer !

Dans l’histoire économique, Say est l’héritier, le disciple, le continuateur de la grande tradition du libéralisme économique illustrée par Vincent de Gournay, Turgot et les Physiocrates, tradition qui veut s’organiser en doctrine cohérente et entend agir sur la politique des nations. Notons au passage pour l’anecdote que Vincent de Gournay avait été un négociant international, ce que sera aussi le père de Jean-Baptiste Say.

Même exigence pour la propriété : Say y consacre un chapitre entier aussi bien dans le Traité que dans le Cours complet car, pour lui, la propriété « est le plus puissant des encouragements à la multiplication des richesses ».[2] Et d’insister :

« Il y a des vérités tellement évidentes, qu’il paraît tout-à-fait superflu d’entreprendre de les prouver. Celle-là est du nombre. Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? Qui ne sait qu’en général nul ne connait mieux que le propriétaire le parti qu’on peut tirer de sa chose, et que nul ne met plus de diligence à la conserver ? »[3]

Enfin, pour ce qui concerne la sécurité, elle est d’autant plus nécessaire que, pour produire, les capitaux doivent se montrer. Ce faisant, ils suscitent jalousies et convoitises coupables :

« Là où la propriété n’est pas assurée, explique Say, les capitaux cessent d’être productifs, demeurent oisifs et dépérissent de même que les terres, de même que les facultés industrielles. Un capital ne peut pas servir obscurément. Pour le faire produire il faut le mettre en évidence, le transformer en bâtiments d’exploitation, en outils et métiers pour les arts, en main-d’œuvre qui alimente un grand nombre d’ouvriers. Tous ces emplois ne peuvent s’effectuer qu’au grand jour ; ils frappent les regards ; ils montrent aux mauvais gouvernements où doivent s’adresser leurs déprédations, et aux brigands où ils peuvent, avec profit, diriger leurs attaques. »[4]

Une propriété assurée, protégée, sécurisée est donc « le premier fondement de l’ordre civil, et le premier stimulant de la production : c’est le chef-d’œuvre de la politique appliquée, ou pratique ».[5] Toutefois, en raison de son importance, il ne suffit pas que la propriété soit sécurisée par les lois, encore faut-il qu’elle soit protégée par les opinions, les habitudes et les mœurs. D’où le rôle primordial de l’instruction. Un peuple persuadé et convaincu de la nécessité de la propriété ne  laissera ni ses princes ni ses lois la violer. Même les pauvres, selon Say, ont intérêt à vivre dans un pays où les propriétés sont assurées :

« C’est un très grand malheur que d’être pauvre, constate Say, mais ce malheur est bien plus grand lorsqu’on n’est entouré que de pauvres comme soi. A défaut de richesses pour soi, on doit en souhaiter pour les autres. Un indigent a infiniment plus de moyens de gagner sa vie et de parvenir à l’aisance s’il se trouve au milieu d’une population riche, que s’il n’est entouré que de pauvres comme lui. Et remarquez qu’ici l’espoir du pauvre ne se fonde pas sur la charité du riche, ressource insuffisante et précaire. Il se fonde sur son intérêt. C’est pour son intérêt que le riche fournit au pauvre un terrain pour le cultiver, des outils, des engrais et des semences, et qu’il le nourrit jusqu’à la récolte. Loin donc que les intérêts du pauvre et ceux du riche soient opposés entre eux, comme on le trouve établi dans les livres de la vieille politique, et journellement répété par l’ignorance, on peut affirmer qu’ils sont exactement les mêmes. Vérité consolante, dont la propagation sera un des bienfaits de la science que nous étudions. Le pauvre plus instruit, ne regardera plus les richesses avec une sorte de dépit, parce qu’il les regardera comme favorables à ses propres revenus. Il comprendra que des ouvriers qui pillent leur propriétaire, sont des malheureux qui ruinent leurs propres ressources. »[6]

Et Say de conclure sur ce point :

« En thèse générale, la législation la plus favorable à l’industrie, est celle qui procure à tout le monde au plus haut degré la liberté et la sûreté des personnes et des propriétés. »[7]

Poser, dans un premier mouvement, la trilogie liberté-propriété-sécurité  comme condition fondamentale d’un système efficace de production des richesses c’est aussi poser, aussitôt après, une autre trilogie – Etat, administration, impôts – qui peut freiner, perturber, voire empêcher cette même production.

La position de Jean-Baptiste Say en la matière se trouve exposée tout au long de ses ouvrages et l’on peut écrire qu’il y a chez lui une réflexion approfondie sur l’Etat et le pouvoir en général et sur le pouvoir face à l’économie politique en particulier.

Il est vrai que Say avait approché le pouvoir de près. Il y avait même participé indirectement entre 1800 et 1804 comme membre du Tribunat, l’une des Assemblées du Consulat de Bonaparte. Surtout, il avait souffert de la dictature napoléonienne devant laquelle il avait refusé de s’incliner. Au demeurant, nulle génération plus que celle à laquelle appartenait Jean-Baptiste Say ne fut plongée au cœur d’événements aussi formidables : la Révolution, la Terreur, l’Empire, la Restauration des Bourbons, la Révolution de 1830. Il importe de garder présente à l’esprit cette trame historique pour bien comprendre Jean-Baptiste Say qui, d’ailleurs, n’hésite jamais à s’échapper du cadre de l’économie politique pour produire une réflexion sur le pouvoir, son exercice, ses dangers, ses limites.

S’il est donc vrai qu’une telle réflexion traverse toute son œuvre, c’est toutefois dans un cours donné à l’Athénée en 1819 qu’il a le mieux exprimé et synthétisé sa pensée sur le sujet. Cette pensée se résume en deux affirmations :

1°/ Le gouvernement n’est point une partie essentielle de l’organisation sociale ;

2°/ Toutefois, le gouvernement n’est pas inutile au bon fonctionnement de la société :

« L’autorité publique, affirme Say, est donc un accident ; un accident rendu nécessaire par notre imprudence, par notre injustice qui nous porte à empiéter sur les droits de notre semblable. »[8]

Faisant référence aux événements qu’il a connus, il est bien placé pour dénoncer les excès du gouvernement :

« Les plus grands maux que nous ayons éprouvés, avoue-t-il, sont arrivés pendant que nous étions gouvernés, trop gouvernés ; soit par des conseils de commune, soit par un comité de salut public, soit par des Préfets, soit par une autorité centrale et militaire. »

Et de dénoncer au passage les théories politiques qui prétendent présenter l’Etat sous l’emblème d’une « grande famille » et le Prince sous la séduisante image du « pouvoir paternel ». Pour lui, les Princes ne sont pas plus pasteurs de leurs peuples que ces peuples ne sont brebis.

De telles bergeries politiques sont à ravaler au rang de contes de sorcier. D’autant que de telles théories ont engendré l’idée funeste que la pensée du gouvernement doit animer la société, donner l’impulsion au corps politique « de même que la pensée humaine doit diriger nos actions ».

Rien de tout cela n’a de consistance :

« L’impulsion, la vie sociale n’est pas dans le gouvernement, mais dans les gouvernés, proclame Say, ces vieux emblèmes qui représentent l’Etat comme une famille et le chef de l’administration comme un père, n’ont aucune justesse. Dans la famille c’est le père  qui nourrit les enfants. C’est de lui que viennent toutes les idées qui peuvent faire prospérer la famille […] Dans l’Etat c’est tout le contraire. L’instruction est dans la classe des gouvernés ; c’est là que l’on connaît les lois de la nature, les procédés des arts, la constitution physique et morale de l’homme ; heureux quand ils peuvent faire entrer quelques parcelles d’idées justes dans la tête des gouvernants ! Toutes les entreprises productives sont des conceptions des gouvernés. Ce sont eux qui font les applications des forces de la nature aux besoins de la société, qui enfantent tous les produits, tous les revenus sur lesquels la société subsiste. »[9]

C’est l’une des grandes caractéristiques de l’œuvre de Jean-Baptiste Say d’avoir ainsi proclamé avec force l’autonomie des gouvernés, donc des producteurs, donc de la société civile, face au gouvernement. Gouvernement doit ici s’entendre dans un sens très large. Say en donne lui-même sa définition :

« J’appelle gouvernement, écrit-il, l’ensemble des pouvoirs qui régissent une nation, sous quelque forme que ce soit. C’est à tort, ce me semble, que quelques publicistes n’appliquent ce nom qu’aux chefs du pouvoir exécutif. On gouverne en donnant des lois et en les faisant exécuter ; et ce qu’on appelle pouvoir exécutif, administration, impose en tous pays beaucoup de règles obligatoires qu’on ne saurait distinguer des lois proprement dites. »[10]

Gouvernement pour Say est donc synonyme d’Etat, avec son cortège de lois, de décrets, de règlements et son appareil administratif et répressif de fonctionnaires, de policiers, de militaires, de juges. C’est ce concept d’Etat que Say aura à l’esprit quand il écrira qu’un gouvernement gouverne bien quand il gouverne peu. Et quand il affirmera que le meilleur plan de financement de l’Etat « est de dépenser peu », et que le meilleur de tous les impôts « est le plus petit ».[11]

Toutefois, il ne suffit pas que l’impôt soit maintenu « dans les bornes d’une certaine modération », encore faut-il qu’il soit mis à profit par le gouvernement de manière favorable à la production. Il l’est quand le gouvernement ouvre des routes, creuse des canaux, aménage des ports, supprime des octrois, facilite la circulation des marchandises et, surtout, assume pleinement par son autorité la défense et le développement des propriétés.

Pour Say, les contributions publiques, même quand elles sont consenties par la nation – c’est-à-dire votées par un Parlement démocratiquement élu – sont une violation des propriétés « puisqu’on ne peut lever des valeurs qu’en les prenant sur celles qu’ont produites les terres, les capitaux et l’industrie des particuliers ».

« Aussi, ajoute-t-il, toutes les fois qu’elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation. »[12]

« Je sais fort bien, observe-t-il, que le maintien de l’ordre social, qui garantit la propriété, passe avant la propriété même ; mais il ne faut pas que la conservation de l’ordre puisse servir de prétexte aux vexations du pouvoir, ni que la subordination donne naissance au privilège. L’industrie a besoin de garanties contre ces abus, et jamais on ne lui voit prendre un véritable développement dans les lieux où commande une autorité sans contrepoids. »[13]

Finalement, c’est la situation de l’Angleterre qui va servir d’exemple à Say pour esquisser les grands traits d’un écosystème favorable à la production. L’Angleterre est non seulement un exemple de liberté politique mais aussi un modèle de développement grâce à la liberté économique.

La liberté est donc à la fois le premier et le dernier mot, l’alpha et l’oméga d’un environnement favorable à la production :

« L’état de santé relativement à l’industrie et à la richesse, souligne Say, c’est l’état de liberté, c’est l’état où les intérêts se protègent eux-mêmes. L’autorité publique ne les protège utilement que contre la violence. Elle ne peut faire aucun bien à la nation par ses entraves et ses impôts. Ils peuvent être un inconvénient nécessaire ; mais c’est méconnaître les fondements de la prospérité des Etats, c’est ignorer l’économie politique, que de les supposer utiles aux intérêts des administrés. »[14]

S’il fallait résumer d’une phrase la pensée de Jean-Baptiste Say sur les relations entre le gouvernement et l’entreprise ce serait celle-ci : Gouverner le moins pour produire le mieux.

D’où cette double adresse :

  • La première aux dirigeants politiques : « A la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que de ne pas faire de mal. »[15]
  • La seconde aux fonctionnaires : « Travaillez à vous rendre inutiles. »[16]

 

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L’AUTEUR

Après l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, Gérard MINART entre au journal La Voix du Nord où il sera successivement journaliste économique, journaliste parlementaire, rédacteur en chef, éditorialiste et vice-président du Directoire.
Après quarante années passées dans le quotidien lillois, il se consacre aujourd’hui à la rédaction de biographies de personnages historiques qui se sont illustrés dans la défense et la promotion des libertés.

Ouvrages publiés : Pierre Daunou, l’anti-Robespierre, (Toulouse, Privat, 2001) ; Les opposants à Napoléon, (Toulouse, Privat, 2003) ; Frédéric Bastiat, le croisé du libre-échange, (Paris, L’Harmattan, 2004) ; Clemenceau journaliste, (Paris, L’Harmattan, 2005) ; Jean-Baptiste Say, Maître et pédagogue de l’Ecole française d’économie politique libérale, (Paris, Editions de l’Institut Charles-Coquelin, 2005) ; Actualité de Jacques RUEFF, le plan de redressement de 1958, une réussite du libéralisme appliqué (Paris, Ed. de l’Institut Charles Coquelin, 2007) ; Armand Carrel, l’homme d’honneur de la liberté de la presse, (Paris, L’Harmattan, 2011) ; Gustave de Molinari (1819-1912), pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre (Paris, Ed de l’Institut Charles Coquelin, 2012).

 


[1] Gérard MINART, Entrepreneur et esprit d’entreprise, l’avant-gardisme de Jean-Baptiste Say, éditions de l’Harmattan, collection l’Esprit économique, série Krisis, 178 pages, 18 euros.
[2] Traité d’économie politique, Paris, 1841, Guillaumin, p.133.
[3] Ibid.
[4] Cours complet d’économie politique pratique, Paris, 1840, Guillaumin, tome 1, p.518.
[5] Ibid., p.519.
[6] Ibid., p.520.
[7] Ibid., p.543.
[8] Cours d’économie politique et autres essais, Paris, 1996, GF-Flammarion, p.146.
[9] Ibid., p.148.
[10] Traité d’économie politique, op.cit., p.471.
[11] Ibid., p.507.
[12] Ibid., p.136.
[13] Ibid., p.135.
[14] Traité., p.183.
[15] Ibid., p.23.
[16] Cours complet, tome 1, p.646.

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