La science économique et le courage moral
par Lew Rockwell
Traduit par Lydéric Dussans, Institut Coppet
Il doit être très douloureux aujourd’hui d’être un économiste du courant dominant, ou cela doit au moins faire souffrir. Dans la calamité économique et financière de l’ampleur actuelle, les gens veulent tout naturellement savoir qui a émis des avertissements au sujet de la bulle immobilière et de ses conséquences probables.
Alors que les emplois du secteur privé n’ont pas du tout augmenté en dix ans, que dix années d’investissements domestiques ont été systématiquement annulés en 18 mois, que les prix des logements dans certaines parties du pays s’effondrent de 80%, et que les banques anciennement prestigieuses font faillite ou reçoivent des milliards du plan de sauvetage, les gens veulent savoir quels sont les économistes qui l’ont vu venir.
Peut-être que ce sont ces économistes, ceux qui ont depuis longtemps émis des avertissements, et non ceux qui ont été obstinément consultés par les médias, qui devrait donner des orientations sur l’avenir. Peut-être que ce sont eux qui devraient peser plus lourd pour déterminer si le nouveau boom boursier est le reflet de la réalité, ou si une autre bulle se développant lors d’un ralentissement pourrait conduire à une dépression subalterne.
Parmi le grand public, cependant, personne ne l’avait vu venir. C’est parce qu’ils n’ont jamais appris la leçon que Bastiat cherchait à enseigner, à savoir que nous devons regarder sous la surface les dimensions invisibles de l’action humaine, si nous voulons voir la réalité économique complète. Il ne suffit pas de prendre du recul et de regarder les points d’un graphique monter et descendre, en souriant quand les choses vont bien et en fronçant les sourcils quand les choses vont mal. C’est le nihilisme d’un statisticien économique qui n’emploie aucune théorie, aucune notion de cause à effet, aucune compréhension de la dynamique de l’histoire humaine.
Tant que les choses allaient, tout le monde pensait que le système économique était en bonne santé. C’était la même chose à la fin des années 20. En fait, c’était la même chose tout au long de l’histoire humaine. Ce n’est pas différent aujourd’hui. Le marché boursier est en hausse, cela doit donc être un signe de bonne santé économique. Mais les gens doivent réfléchir sur le fait que le marché boursier le plus performant au monde en 2007 appartenait au Zimbabwe, qui abrite un effondrement économique spectaculaire.
C’est à cause de la tendance à regarder la surface plutôt que la réalité sous-jacente, que la théorie du cycle économique a été une source de confusion tout au long de l’histoire économique. Pour comprendre la théorie, il faut regarder au-delà des données et dans le cœur de la structure de production et de son état ??de santé général. Elle nécessite une réflexion abstraite sur la relation entre le capital et les taux d’intérêt, l’argent et l’investissement, l’épargne vraie et fausse, et l’impact économique de la banque centrale et les illusions qu’elle tisse. Vous ne pouvez pas obtenir cette information en regardant les numéros soufflés au bas de votre écran de télévision.
Puis, quand la crise frappe, elle survient comme une surprise totale, et les économistes se retrouvent dans le rôle de forger un plan pour faire quelque chose pour résoudre le problème. C’est alors qu’une forme brute du keynésianisme entre en scène. L’État dépense l’argent dont il dispose et imprime ce qu’il n’a pas. Les chômeurs sont payés. Les astuces pour soutenir les industries défaillantes abondent. En général, l’approche consiste à empêcher le public de participer à une certaine forme d’échange pour garder la réalité à distance.
Les Autrichiens conseillent une approche différente qui tient compte de la réalité sous-jacente au cours de la phase d’expansion. Ils attirent l’attention sur l’existence de la bulle avant qu’elle ne surgisse, et une fois qu’elle s’en va, les Autrichiens suggèrent qu’il n’est pas bon de faire exploser une autre bulle ou de maintenir une production et des projets non rentables.
Les Autrichiens à la fin des années 1920 et au début des années 1930 se sont trouvés dans la situation à devoir l’expliquer encore et encore, mais c’était le début de l’ère du positivisme – la méthode qui postule que seul ce que vous voyez à la surface compte vraiment. Ils ont eu alors beaucoup de difficultés à élaborer des arguments plus sophistiqués. Ils étaient comme des scientifiques qui tentaient de s’adresser à un congrès de sorciers.
La même chose est vraie aujourd’hui. L’explication autrichienne de la dépression nécessite une réflexion sur plus d’un niveau pour arriver à la vérité, alors que les économistes de nos jours sont plus susceptibles de chercher des explications évidentes et des solutions encore plus évidentes, même lorsqu’elles n’expliquent et ne résolvent rien.
Cela met les Autrichiens dans une position intéressante au sein de la culture intellectuelle de tout temps et en tout lieu. Ils doivent aller à contre-courant. Ils doivent dire les choses que les autres ne veulent pas entendre. Ils doivent être prêts à être impopulaires, socialement et politiquement. Je pense ici à des gens comme Benjamin Anderson, Garet Garrett, Henry Hazlitt, et, sur le continent, à L. Albert Hahn, F. A. Hayek, et surtout à Ludwig von Mises. Ils ont renoncé à la carrière et à la gloire pour s’en tenir à la vérité et à dire ce qui devait être dit.
Plus tard, Hayek a parlé devant un groupe d’étudiants en économie. Il a mis son âme à nu sur ce problème que les économistes doivent faire des choix moraux. Il a dit qu’il était très dangereux pour un économiste de chercher la gloire et la fortune et de travailler en étroite collaboration avec les institutions politiques, tout simplement parce que, selon son expérience, le trait le plus important d’un bon économiste est le courage de dire les choses impopulaires. Si vous tenez à votre position et à vos privilèges plus qu’à la vérité, vous direz ce que les gens veulent entendre plutôt que ce qui a besoin d’être dit.
C’est une caractéristique qui a marqué la vie de Ludwig von Mises. Aujourd’hui, son nom résonne dans le monde entier. Des hommages lui sont attribués sur une base mensuelle et hebdomadaire. Ses ouvrages restent en vente massive. Il est le porte-étendard de la science au service de la liberté humaine. Surtout après la parution de la biographie de Guido Hülsmann sur Mises, l’appréciation de son courage et de sa noblesse a considérablement augmenté.
Mais nous devons nous rappeler que ce n’était pas toujours le cas, et qu’il n’avait pas à l’être. Ce genre d’immortalité est accordée dans une large mesure en raison des choix moraux discrets qu’il a faits dans la vie. Car si vous aviez demandé à n’importe qui à propos de cet homme entre 1925 et la fin des années 1960 – la majeure partie de sa carrière – la réponse aurait été qu’il était rejeté, de la vieille école, trop doctrinaire, intransigeant, réticent à engager la profession, attaché aux idées anciennes, et à son pire ennemi. Ils l’ont appelé le « dernier chevalier du libéralisme », pour faire le rapprochement avec l’image de Don Quichotte. Quand l’université de Yale a sollicité des opinions pour savoir s’il devait publier L’Action Humaine, la plupart des personnes ont répondu que ce livre ne devrait jamais voir le jour parce que son temps était passé depuis longtemps. Yale ne s’en est inquiétée que grâce à l’intervention de Fritz Machlup et de Henry Hazlitt.
Mises était intrépide, il le fût tout au long de sa vie et ceci jusqu’à sa mort. Il avait fait le choix moral de ne pas céder aux vents dominants.
Avant d’entrer plus en détail dans ce choix moral, je voudrais parler d’un autre économiste qui était un contemporain de Mises. Son nom était Hans Mayer. Il est né en 1879, deux ans avant Mises. Il est décédé en 1955.
Tandis que Mises travaillait à la Chambre de Commerce parce qu’il s’était vu refuser un poste rémunéré à l’université de Vienne, Mayer servait comme l’un des trois professeurs titulaires, avec le socialiste Othmar Spann et le Comte Degenfeld-Schönburg.
De Spann, Mises a écrit qu’ « il n’a pas enseigné l’économie. Au lieu de cela, il a prêché le national-socialisme. » De Comte, Mises a écrit qu’il était « médiocrement versé dans les problèmes de l’économie. »
C’était Mayer qui était le seul vraiment formidable. Pourtant, il n’était pas un penseur original. Mises a écrit que ses « conférences étaient misérables, et son séminaire n’était pas bien meilleur. » Mayer a écrit seulement une poignée d’essais. Mais sa principale préoccupation d’alors n’avait rien à voir ni avec la théorie, ni avec les idées. L’accent était mis sur le pouvoir académique au sein du ministère et de la profession.
Toutefois, les gens en dehors du milieu universitaire ne peuvent pas comprendre ce que cela signifie. Mais à l’intérieur des universités, les gens savent tout cela. Il y a des personnes dans chaque département qui dépensent l’essentiel de leurs efforts à la forme mesquine de l’avancement professionnel. Quel est l’enjeu ? Il n’est pas si grand. Mais comme nous le savons, plus petits sont les enjeux, plus vicieuse est la lutte.
Parmi les prix, il y a de meilleurs titres, des salaires plus élevés, la capacité d’obtenir de meilleurs horaires d’enseignement, de réduire sa charge d’enseignement (idéalement à zéro) et les heures de bureau, de faire monter en grade ses personnes préférées, d’obtenir un plus grand bureau avec une chaise plus confortable, de connaître toutes les bonnes personnes dans la profession, et, surtout, de dominer les autres : être en mesure de réduire l’influence de vos ennemis et d’augmenter l’influence de vos amis d’une manière qui peut inciter les gens à devenir vos éternels serviteurs et suppliants.
Avec l’État, il y a encore plus de prix : être proche des politiciens, obtenir des interventions extérieures dans lesquelles vous servirez comme un expert dans la rédaction des lois et des procédures judiciaires, témoigner devant le Congrès, être appelé par les médias principaux pour faire des remarques sur des affaires nationales, etc. Le but n’est pas de faire avancer des idées, mais plutôt de faire avancer sa carrière professionnelle.
Les étrangers s’imaginent que la vie universitaire concerne essentiellement le monde des idées. Mais les initiés savent que les véritables batailles qui ont lieu au sein des ministères ont très peu à voir avec les idées ou les principes. Des coalitions étranges peuvent se développer et reposer entièrement sur la plus mesquine des questions. Les ambitions professionnelles sont la force motrice, pas les principes. Il y a des gens dans chaque département qui sont très accomplis, mais dont les réalisations n’ont rien à voir avec la science, l’enseignement de la vérité, ou la poursuite d’une vocation comme un véritable savant.
Cela a été le cas pendant de nombreux siècles dans le milieu universitaire, mais c’est sans doute plus mauvais aujourd’hui que jamais. Ces activités sont souvent bien récompensées dans cette vie, alors que celles qui préfèrent la recherche de la vérité sont mises à l’écart et reléguées à un statut de faiblesse permanente. Ce sont justement certains des faits de la vie universitaire. C’est ce à quoi Hayek se référait. Et la vie de Mises l’illustre parfaitement.
Mais revenons au Professeur M. Mayer. Les principales énergies de Mayer ont été consacrées à une guerre ouverte contre son rival, Othmar Spann, pour le pouvoir. Cela l’a presque complètement consumé. Il croyait qu’il devait garder Spann à distance afin de se promouvoir. Mayer a sali Spann de toutes les manières et à tous les endroits possibles, dans une guerre au couteau. Notons ici que Mayer et Spann n’étaient pas en désaccord d’une manière substantielle sur une seule question politique. Il s’agissait plutôt d’obtenir des positions et de la puissance.
Quand il n’a pas été consommé avec la haine passionnée et ses complots contre Spann, Mayer a dépensé le reste de son énergie à créer sa base de pouvoir au sein de l’Université de Vienne. Cela a bien commencé pour lui en tant que successeur reconnu de Friedrich von Wieser, qui était l’éminence grise précédente. Mayer s’était proclamé comme l’élève le plus assidu de Wieser. Sa récompense a été que Wieser l’a nommé comme son successeur, en contournant non seulement Mises mais aussi le remarquable Joseph Schumpeter.
C’est ainsi qu’a commencé la démonstration de Mayer. Il a mené la danse. Mises lui-même était sur ??la liste des ennemis, bien sûr. Il était en partie responsable du refus de Mises au poste d’enseignant à temps plein et au salaire fixe. Mais ce n’était pas assez pour lui. Il traitait très mal les étudiants de Mises lors des examens. Pour cette raison, Mises a même été jusqu’à suggérer que ses participants au séminaire refusent d’être officiellement inscrits, si ce n’est que pour les empêcher d’être lésés par Mayer. Mayer a également fait en sorte de rendre presque impossible, pour n’importe quel étudiant dans le département, d’écrire une thèse sous la direction de Mises. Les politiques étaient vicieuses et implacables.
Quelle était l’attitude de Mises ? Il l’écrit dans ses mémoires: « Je ne pouvais pas être gêné par toutes ces choses. » Il a juste continué à faire son travail. On peut facilement imaginer des scènes de cette période. Mises est dans son bureau à lire et à écrire, en essayant de forger et de perfectionner la théorie du cycle économique ou de réfléchir sur le problème de la méthodologie économique. Un étudiant entre pour lui faire savoir les dernières frasques de Mayer. Mises lève les yeux de son travail en soupirant d’exaspération et dit à l’élève de ne pas s’inquiéter à ce sujet, puis de continuer son travail. Il refusait de se laisser prendre au jeu.
Le Cercle Mises était consterné par ce qui se passait, mais les membres ont fait de leur mieux pour faire la lumière sur tout cela. Ils ont même fait une chanson, sur une mélodie traditionnelle viennoise, qu’ils ont appelée le « débat Mises-Mayer », qui faisait discuter les deux économistes et montrer leurs désaccords sur l’ensemble des valeurs communes.
À un moment donné, le Cercle Mises a grandi dans une société économique complète associée à l’Université. Mises ne pouvait être que vice-président, Mayer serait bien entendu le président, puisqu’il était le maître de l’univers dans la mesure où l’économie de Vienne était concernée. Et il n’a jamais manqué une occasion de souligner qui il était et ce qu’il pouvait faire.
La position de Mises en tant que vice-président ne dura pas. Le temps était venu où le nazisme a grandi en influence en Autriche. En tant que libéral de longue date et Juif, Mises savait que son temps était limité. Sentant la possibilité d’un préjudice physique, Mises a accepté un nouveau poste à Genève et emménagea dans son pays d’adoption en 1934. La société a décliné en nombre d’adhérents et a fini par patauger.
En 1938, l’Autriche a été annexée au Troisième Reich allemand. Mayer avait un choix sur ce qu’il voulait faire. Il aurait pu résister par principe. Mais pourquoi aurait-il fait cela ? Il aurait fallu sacrifier son propre intérêt pour le plus grand bien, et c’est quelque chose que Mayer n’avait jamais fait. Bien au contraire : toute sa carrière universitaire était au sujet de Mayer et Mayer seul.
Donc, pour sa disgrâce éternelle, il a écrit à tous les membres de la Société économique que tous les non-Aryens étaient présentement expulsés. Cela signifiait, bien sûr, qu’aucun Juif n’était autorisé à poursuivre son adhésion. Il a cité « le changement de circonstances dans l’Autriche allemande, et les législations respectives désormais également applicables à cet État. »
Donc vous pouvez le voir, toute la puissance de Mayer sur ses subordonnés a été battue par la plus grande puissance de l’État, à laquelle il était indéfectiblement fidèle. Il a prospéré avant les nazis. Il a prospéré pendant la prise de contrôle nazi. Il a aidé les nazis à purger les Juifs et les libéraux de son département. Notez que Mayer n’avait aucune rage antisémite en lui-même. Sa décision était le résultat d’une série de choix discrets pour la position et la puissance de la profession contre la vérité et le principe. Un jour, il semblait inoffensif en quelque sorte, et puis le moment de vérité est arrivé dans lequel il a joué un rôle dans le massacre de masse des idées et de ceux qui les tenaient.
Peut-être que Mayer a pensé qu’il avait fait le bon choix. Après tout, il a maintenu ses privilèges et ses avantages. Et après la guerre, quand les communistes sont venus et ont pris la direction du département, il a alors trop prospéré. Il a fait tout ce qu’un universitaire devait faire pour aller de l’avant, et a réalisé toute la gloire qu’un universitaire puisse atteindre, quelles que soient les circonstances.
Mais considérez l’ironie de toute cette puissance et de cette gloire. Dans une vue d’ensemble de l’économie continentale en général, les Autrichiens ne sont pas très bien considérés par la profession dans son ensemble. Depuis le tournant du siècle, l’école historique allemande avait capturé le manteau de la science. Leur orientation empirique et leur lutte contre la théorie classique ont, au fil des décennies, bien fusionné avec la montée du positivisme dans les sciences sociales.
N’oubliez jamais que l’expression « l’école autrichienne » n’a pas été inventée par les Autrichiens mais par l’école historique allemande, et l’expression a été utilisée pour dénigrer, avec les traits d’une école embourbée dans la scolastique médiévale et dans la déduction plutôt que dans la vraie science. Donc, la pensée de notre ami Mayer a été qu’il était le maître de l’univers, alors qu’il n’était qu’un petit poisson dans un étang encore plus petit.
Il a joué le jeu et c’est tout ce qu’il a fait. Il a pensé qu’il avait gagné, mais l’histoire a rendu un jugement différent.
Il est décédé en 1955. Et puis, qu’est ce qui s’est passé ? La justice est enfin arrivée. Il a été instantanément oublié. De tous les élèves qu’il avait eus durant sa vie, il n’en avait plus après sa mort. Il n’y avait pas de Mayeriens. Hayek a réfléchi sur ce développement étonnant dans une dissertation. Il s’attendait à beaucoup d’influence de l’école Wieser-Mayer, mais très peu de la branche Mises. Il écrit que le contraire s’est produit. La machine de Mayer semblait prometteuse mais elle s’est complètement effondrée, et tandis que Mises n’avait pas la même influence, il était devenu le chef d’un colosse mondial dans le monde des idées.
Si l’on regarde le livre de Mark Blaug Who’s Who in Economics, un ouvrage de 1300 pages, il y a une note pour Menger, Hayek, Böhm-Bawerk, et, bien sûr, pour Ludwig von Mises. Les notes appellent Mises « la figure principale du XXe siècle de l’école autrichienne » et lui attribue des contributions à la méthodologie, à la théorie des prix, à la théorie du cycle économique, à la théorie monétaire, à la théorie socialiste, et à l’interventionnisme. Il n’est pas fait mention du prix qu’il a payé durant sa vie, ni aucune mention de ses choix moraux courageux, ni aucune mention de la triste réalité d’une vie en mouvement d’un pays à un autre à rester en avance par rapport à l’État. Il a fini par être connu uniquement pour ses triomphes, dont Mises n’avait lui-même jamais été au courant durant sa propre vie.
Et devinez quoi ? Il n’y a aucune ligne dans ce même livre sur Hans Mayer. Ce n’est pas que son statut a été réduit, non pas qu’il a été noté et rejeté, non pas qu’il s’est posé comme un penseur mineur avec une énorme puissance. Il n’est même pas nommé comme collaborateur nazi ou comme collaborateur communiste. Pas du tout. Il n’est tout simplement même pas mentionné. C’est comme s’il n’avait jamais existé. L’héritage de Mayer a disparu si vite après sa mort qu’il a été oublié à peine quelques années plus tard.
C’est vraiment dommage pour Mayer, mais Wikipedia n’a même pas encore une ligne sur lui. En fait, cette conférence lui a accordé plus d’attention à lui et à son héritage que probablement n’importe quelle autre en 50 ans. Vous pourriez attendre éternellement pour une autre mention.
La reconnaissance de Mayer est terminée, mais celle de Mises ne fait que commencer. Il est parti pour Genève en 1934, en acceptant une réduction de salaire dramatique. Sa fiancée l’a suivi et ils se sont mariés, mais pas avant de l’avoir avertie que s’il voulait beaucoup écrire à propos de la monnaie, il n’en aurait probablement pas autant.
Il est resté pendant six années à Genève, après avoir quitté sa Vienne bien-aimée, et il a regardé le monde suivre son chemin à travers la déliquescence de la civilisation. Les nazis ont saccagé son ancien appartement à Vienne, et ont volé ses livres et ses papiers. Il vivait une existence nomade, incertain de sa prochaine position. Et ce fut ainsi qu’il a vécu dans la fleur de l’âge. À presque cinquante ans, il était presque sans-abri.
Mais puisqu’il avait résolu le problème de Mayer pendant ces années à Vienne, Mises ne semblait plus distrait dans la rédaction de son œuvre majeure. Pendant six ans, il a étudié et écrit. Le résultat fut son œuvre maîtresse, un énorme traité sur l’économie appelé Nationalökonomie. En 1940, il a terminé le livre et il a été publié à un petit tirage. Mais un livre sur l’économie libérale écrit en allemand en 1940 pouvait-il bénéficier d’une intense demande ? Ce n’était pas destiné à être un best-seller. Il le savait sûrement en l’écrivant. Mais il l’écrivit quand même.
Au lieu de séances de dédicaces et de célébrations, Mises faisait face à un autre événement bouleversant cette année-là. Il reçut un mot de ses mécènes à Genève lui expliquant le problème. Il y avait trop de Juifs qui se réfugiaient en Suisse. C’est alors qu’on lui dit qu’il devait impérativement trouver un nouveau foyer. Les États-Unis ont alors été le nouveau refuge.
Il a commencé à écrire des lettres pour des postes aux États-Unis, mais pensez ce que cela voulait dire. C’était un orateur allemand. Il avait une connaissance écrite de l’anglais, mais il devait apprendre à le parler afin de pouvoir effectivement donner des conférences. Il avait perdu ses notes, ses dossiers et ses livres. Il n’avait pas d’argent. Et il ne connaissait aucune personne influente aux États-Unis.
Il y avait également un problème idéologique sérieux aux États-Unis. Le pays avait été complètement captivé par l’économie keynésienne. Il n’y avait presque aucun économiste libéral aux États-Unis et aucun universitaire pour défendre sa cause. Il avait quelques pistes pour des emplois, mais c’étaient seulement des promesses et il n’y avait aucune discussion sur les salaires ou tout autre type de sécurité. Il a fini par devoir partir sans aucune garantie. Il était presque à ses 60 ans.
Mais aux États-Unis, Mises avait eu un grand promoteur à l’extérieur du milieu universitaire. Son nom était Henry Hazlitt. Permettez-moi de revenir sur l’histoire de Hazlitt ici aussi. Il a commencé son travail en tant que journaliste financier et rédacteur de critiques d’ouvrages pour des journaux new-yorkais. Il est devenu tellement connu comme figure littéraire qu’il a été embauché comme rédacteur littéraire pour The Nation avant le New Deal. Ses vues libérales n’étaient pas un problème particulier pour lui à cette époque. Mais après la Grande Dépression, les intellectuels de gauche ont dû faire un choix : ils devaient adhérer à la théorie libérale ou embrasser la planification industrielle étatique de Franklin Delano Roosevelt (FDR).
The Nation s’est rangé avec le New Deal. Il s’agissait d’un renversement majeur pour cet organe d’opinion progressiste qui a longtemps défendu la liberté et condamné l’étatisme industriel. Le New Deal n’était rien sinon l’imposition d’un système économique fasciste, mais The Nation a créé un précédent pour la gauche américaine que cette tendance idéologique a suivi depuis : tous les principes doivent finalement se rapporter à celui de l’impératif primordial de l’opposition au capitalisme, peu importe pourquoi.
Hazlitt a refusé de suivre le changement. Il a débattu avec ses collègues. Il a souligné les erreurs de la loi de redressement industriel national. Il a patiemment essayé de leur expliquer les absurdités du New Deal. Il ne cédait pas. Ils l’ont viré.
H. L. Mencken a vu la grandeur du travail de Hazlitt et l’a engagé comme son successeur à l’American Mercury avant de lui en laisser le contrôle total. Malheureusement, cela n’a pas fonctionné non plus parce que le propriétaire de cette publication n’a pas aimé la judéité de Hazlitt et sa tendance libérale, et l’envoya promener encore une fois.
De différentes manières, dans différents secteurs, et dans différents pays, il semblait que Mises et Hazlitt vivaient des vies parallèles. À chaque carrefour de la vie, ils avaient tous les deux choisi la voie du principe. Ils avaient choisi la liberté, même lorsque c’était au détriment de leurs comptes bancaires, et même si leur choix les conduisait au déclin professionnel et signifiait l’échec aux yeux de leurs collègues.
Hazlitt alla ensuite au New York Times, qui à l’époque n’avait pas le prestige qu’il a aujourd’hui, cependant immérité. Il a profité de sa position pour écrire sur les livres de Mises comme Le Socialisme. Cela a attiré l’attention d’une poignée d’hommes d’affaires américains comme Lawrence Fertig, qui devint plus tard – comme Hazlitt – un donateur très généreux pour l’Institut Mises. C’était Fertig et ses amis qui avaient pris connaissance de l’arrivée de Mises en Amérique et ils en étaient ravis. Ils avaient vu la violence dévastatrice que pouvaient engendrer FDR et le keynésianisme contre les idées libérales. Ils ont mis sur pied un fonds qui offrirait une position à Mises à l’Université de New York, où il pourrait enseigner et écrire. Il n’a pas été payé par l’université, où il a toujours été un professeur invité, mais à travers une dotation privée.
Voyez-vous comment tout ceci se relie ? Hazlitt a pris la route de la morale, la route courageuse, la route du sacrifice et du principe. C’était grâce à cela que Mises, qui avait pris une route similaire, a pu trouver refuge aux États-Unis. Ce n’était pas la position qu’il méritait. Il était bien moins payé que les keynésiens et les marxistes. Mais c’était quelque chose. C’était un revenu pour payer les factures. C’était une chance d’enseigner et d’écrire. Il avait la liberté de dire ce qu’il voulait dire. C’est tout ce dont il avait besoin.
Ainsi, nous voyons comment ces deux hommes de principe, venant de mondes très différents, ont fini par être attirés l’un par l’autre parce qu’ils valorisaient un modèle : celui de l’homme prêt à faire ce qui est juste quelles que soient les circonstances. Chacun d’eux aurait pu prendre un autre chemin. Mises aurait pu devenir aussi célèbre et puissant que Mayer l’avait été, mais il aurait abandonné l’immortalité de ses idées dans le processus. Hazlitt aurait pu être un écrivain d’un statut important avec des débouchés conséquents, mais il aurait dû abandonner chaque parcelle de son intégrité pour le faire.
En travaillant ensemble, ils ont réussi à vaincre.
L’une des personnes qui avait pu être présentée à Mises grâce aux écrits de Hazlitt était le responsable presse de l’université de Yale, Eugene Davidson, qui s’était rapproché de Mises afin de faire une édition en langue anglaise de son œuvre maîtresse de 1940. Mises avait déjà consacré six ans à écrire ce livre et il avait disparu sans laisser de trace. On lui demandait maintenant de le traduire en anglais. C’était une tâche ardue, mais il a accepté par principe. L’université de Yale se mit alors à la recherche d’arbitres pour approuver le risque d’une telle publication. Puis elle est allée à la rencontre d’anciens collègues de Mises, mais ils étaient à peu près aussi décevants comme arbitres qu’ils ne l’étaient dans d’autres aspects de leur carrière. Ils ont répondu qu’il n’y avait pas besoin de publier le livre. Les idées de Mises étaient vieilles et remplacées par la théorie keynésienne. Mais Yale a persisté. Hazlitt a finalement réussi par réunir un groupe de personnes qui entérineraient la traduction de l’ouvrage, et Mises a eu la possibilité de travailler à nouveau.
Nous connaissons tous la frustration que c’est de perdre un fichier sur son ordinateur et d’avoir à le recréer. Imaginez ce que c’était pour Mises de perdre un livre de 1000 pages, de l’abandonner à l’histoire dans une période noire, et qu’on lui demande de le recréer dans une autre langue.
Mais il était courageux. Il se mit au travail, et le résultat a été publié neuf années pleines plus tard. Le livre s’appelait L’Action humaine. Selon les normes académiques, cela a été un best-seller et le demeure encore soixante ans plus tard.
Pourtant, Mises est resté confiné à sa position officieuse non-rémunérée. Il a rassemblé autour de lui les étudiants de son séminaire, bien que d’autres professeurs aient mis en garde les étudiants de rendre à ses cours ou d’assister aux sessions. Ils ont découragé leurs étudiants à entrer en relation avec lui de quelque façon que ce soit. Le doyen a appuyé leur hostilité. Pour Mises, qui avait connu les guerres à l’Université de Vienne, c’était ridicule : pas besoin de leur prêter attention.
Lentement, sa renommée s’est répandue, mais nous devons nous rappeler que même à son apogée aux États-Unis, elle était minuscule par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui. En fait, Mises mourut un an avant ce qui est généralement considéré comme le renouveau autrichien, qui est souvent daté à 1974 lorsque Hayek reçut le prix Nobel, un prix qui était tout à fait inattendu et qui a dû être partagé avec une socialiste, et qui a choqué une profession qui n’avait aucun intérêt dans les idées de Mises ou de Hayek, qu’ils considéraient comme des dinosaures.
Il est intéressant de lire le discours de remerciement de Hayek, que le Mises Institute a publié cette année. C’est un hommage à une profession avec laquelle il voulait resserrer les liens. Mais ce n’était pas une tendre présentation des gloires du milieu universitaire. En fait, c’était tout le contraire. Il dit que la personne la plus dangereuse sur terre est un intellectuel arrogant qui n’a pas l’humilité nécessaire pour voir que la société n’a pas besoin de maîtres et ne peut pas être planifiée du haut vers le bas. Un intellectuel manquant d’humilité peut devenir un tyran et un complice de la destruction de la civilisation elle-même.
C’était un discours étonnant pour un lauréat du prix Nobel, une condamnation implicite d’un siècle de tendances intellectuelles et sociales, et un véritable hommage à Mises, qui était attaché à ses principes et qui n’avait jamais capitulé devant les tendances académiques de son époque.
Une histoire similaire pouvait être dite à propos de la vie de Murray N. Rothbard, qui aurait pu devenir une grande star dans un département de la Ivy League. Il a plutôt décidé de suivre l’exemple de Mises dans les sciences économiques. Il a enseigné pendant de nombreuses années à une petite faculté de Brooklyn avec un très bas salaire. Mais, comme avec Mises, cet élément de la vie de Rothbard est largement oublié. Après leur mort, les gens ont oublié toutes les épreuves et les difficultés rencontrées par ces hommes dans la vie. Qu’est-ce que ces hommes ont gagné de tous leurs engagements ? Ils ont gagné pour leurs idées une certaine forme d’immortalité.
Quelles étaient ces idées ? Ils disaient que la liberté fonctionnait et qu’elle était juste, que l’État ne fonctionnait pas et que c’était la source d’un grand mal dans le monde. Ils prouvaient ces propositions avec des milliers d’applications. Ils écrivaient ces vérités dans des traités scientifiques et dans des articles de vulgarisation. Et l’histoire a donné raison à leurs idées, encore et encore.
Nous vivons maintenant dans une nouvelle période de planification économique, et nous voyons les économistes divisés sur deux fronts. L’écrasante majorité dit ce que le régime veut leur faire dire. S’écarter de l’idéologie dominante du pouvoir est un risque que la plupart ne veulent pas prendre. Une petite minorité, le même groupe qui a mis en garde contre la bulle, avertit de nouveau que ce stimulus est un faux. Et ils vont à contre-courant en disant cela.
Je suis avec Hayek sur ce point. Être un économiste intègre signifie avoir à dire des choses que les gens ne veulent pas entendre et surtout dire des choses que le régime ne veut pas entendre. Il faut des connaissances techniques pour être un bon économiste. Il faut du courage moral, et c’est encore plus rare que la logique économique.
De la même manière que Mises a eu besoin de Fertig et de Hazlitt, les économistes qui ont du courage moral doivent avoir des partisans et des institutions pour les soutenir et leur donner la parole. Nous devons tous assumer cette charge. Comme Mises dit, la seule façon de lutter contre les mauvaises idées est de lutter avec les bonnes. Et finalement, personne n’est en sécurité si la civilisation est conduite à la destruction.