Mythe 4. La démocratie est politiquement neutre
Extrait de Dépasser la démocratie. Par Frank Karsten et Karel Beckman, traduit par Benoît Malbranque, 2013. Commandez le livre sur Amazon.fr
La démocratie est compatible avec toute tendance politique. Après tout, les électeurs déterminent les préférences politiques du ou des partis au pouvoir. Le système transcende donc toutes les différences d’inclinaisons politiques : en lui-même, il n’est ni de gauche ni de droite, ni socialiste ni capitaliste, ni conservateur ni progressiste.
C’est en tout cas ce qu’il semble. Et pourtant ce n’est au mieux qu’une demi-vérité. Dans la réalité la démocratie incarne bel et bien une position politique spécifique.
Par définition, la démocratie est une idée collectiviste : cette idée qu’il nous faut prendre les décisions tous ensemble et pour tout sujet, et que chacun doit ensuite respecter ces décisions. Cela signifie que dans une démocratie tout sujet ou presque est du domaine public. Fondamentalement, il n’existe aucune limite à cette collectivisation. Si la majorité (ou plutôt, le gouvernement) le veut, elle peut décréter qu’il nous faudra tous porter à l’avenir un harnais pour marcher dans la rue, et ce pour notre sécurité. Ou que nous devons nous habiller en clowns parce que cela fait rire les gens. Aucune liberté individuelle n’est sacrée. La porte est ouverte pour la croissance indéfinie de l’interférence étatique. Et cette ingérence étatique est précisément ce qui arrive dans nos sociétés démocratiques.
Il est vrai que les tendances politiques peuvent fluctuer et que des revirements peuvent survenir — par exemple, du souhait de plus de réglementation à celui de moins de réglementation, et inversement — mais sur le long terme les démocraties occidentales ont constamment avancé dans la direction d’une plus forte interférence étatique, d’une plus grande dépendance envers l’État et d’un plus haut niveau de dépenses publiques.
Cela n’était peut-être pas perceptible à l’époque de la Guerre Froide, quand nous comparions les démocraties occidentales aux États totalitaires comme l’Union Soviétique et la Chine de Mao, ce qui les faisait apparaître relativement libres. À cette époque il était plus difficile de remarquer que nous étions nous-mêmes en train de devenir de plus en plus collectivistes. En revanche, depuis les années 1990 et la chute du communisme, il est devenu clair que nos systèmes d’État-providence s’étaient avancés fort loin dans la même direction. Aujourd’hui nous sommes rattrapés par des économies émergentes qui offrent plus de liberté, moins d’impôts, et moins de réglementations que nos propres systèmes.
Bien entendu, de nombreux hommes politiques de nos démocraties disent être en faveur du « marché libre ». Leurs actions montrent le contraire. Prenez l’exemple du Parti Républicain aux États-Unis, qui est souvent considéré comme le parti de la libre entreprise. Ils se sont mis à défendre la quasi-totalité des grandes lois interventionnistes mises en avant par leurs rivaux de gauche — l’État-providence, l’imposition élevée, les dépenses publiques massives, le logement public, la législation sociale, le salaire minimum, les interventions militaires à l’étranger — et ont ajouté les leurs, telles que les subventions pour les banques et les grandes entreprises, et les lois contre les crimes sans victime comme la consommation de drogue et la prostitution. Malgré des retours en arrière occasionnels et des épisodes de « déréglementation », le pouvoir de l’État a continuellement augmenté sous le règne des deux partis, même si les Républicains proclament être en faveur de la libre entreprise. C’est un fait que sous le président républicain « conservateur » Ronald Reagan les dépenses publiques n’ont pas diminué, mais ont augmenté. Sous l’administration de George W. Bush elles n’ont pas augmenté : elles ont bondi en flèche. Cela montre que la démocratie n’est pas neutre, mais qu’elle tend inévitablement vers une augmentation du collectivisme et du pouvoir étatique, quels que soient la personne ou le parti au pouvoir.
Cette tendance générale est reflétée par la croissance continue des dépenses publiques. Au début du XXe siècle, les dépenses publiques représentaient environ 10% du produit national brut (PNB) dans la plupart des démocraties occidentales. Aujourd’hui, cela tourne autour de 50%. Ainsi, pendant six mois par an les gens sont tels des serfs travaillant pour l’État.
Dans les temps plus libres — et moins démocratiques — la pression fiscale était bien plus faible qu’aujourd’hui. Pendant des siècles l’Angleterre a connu un système dans lequel le roi avait le droit de dépenser l’argent, mais pas d’augmenter les impôts, et le Parlement avait le droit de taxer, mais pas de dépenser l’argent. Par conséquent, les taxes intérieures sont restées relativement faibles. Au cours du XXe siècle, lorsque la Grande-Bretagne est devenue plus démocratique, les impôts ont augmenté fortement.
La Révolution américaine a commencé par être une révolte des colons américains contre les impôts de la métropole, la Grande-Bretagne. Les pères fondateurs des États-Unis aimaient autant la démocratie qu’ils aimaient les impôts élevés, c’est-à-dire qu’ils la détestaient. Le mot « démocratie » n’apparaît pas une seule fois ni dans la Déclaration d’Indépendance ni dans la Constitution.
Au XIXe siècle, la pression fiscale aux États-Unis n’a jamais dépassé quelques pourcents, à part en temps de guerre. L’impôt sur le revenu n’existait pas et était même interdit par la Constitution. Mais à mesure que les États-Unis ont évolué d’un État fédéral décentralisé vers une démocratie parlementaire nationale, le pouvoir de l’État s’est accru sensiblement. Ainsi, par exemple, en 1913 l’impôt sur le revenu fut introduit et le Système de la Réserve Fédérale fut mis en place.
Un autre exemple parlant peut être tiré du Code des Réglementations Fédérales (CRF), qui recense toutes les lois adoptées par le gouvernement fédéral. En 1925 ce n’était qu’un simple livre. En 2010, il représentait pas moins de 200 volumes, avec un index couvrant plus de 700 pages. Il contient des réglementations sur tout ce que l’on trouve sur terre — de l’apparence que doit avoir un bracelet à la manière dont il faut préparer les rondelles d’oignon dans les restaurants. Selon The Economist, en ne considérant que la présidence de George W. Bush, 1000 pages de réglementations fédérales ont été ajoutées chaque année. Selon le même magazine, le code fiscal américain est passé de 1,4 millions de mots à 3,8 millions de mots.
De nombreuses propositions de lois au Congrès sont si denses que les membres du Congrès ne prennent même pas la peine de les lire avant de voter. En résumé, l’avènement de la démocratie a provoqué une interférence étatique croissante aux États-Unis, même si les gens prétendent souvent que l’Amérique est un pays « libre ».
Dans les autres démocraties occidentales, un développement similaire a été observé. Par exemple, aux Pays-Bas, d’où les auteurs de ce livre sont originaires, la pression fiscale était de 14% du produit intérieur brut en 1850. Elle est désormais de 55%, selon une étude du Dutch Central Planning Bureau. Selon une autre étude, les dépenses publiques en pourcentage du revenu national étaient de 10% en 1900 et s’élevaient à 52% en 2002.
Le nombre de lois et de réglementations aux Pays-Bas a aussi cru sensiblement. Le nombre de lois contenues dans les codes a augmenté de 72% entre 1980 et 2004, selon une étude menée par le Scientific Research and Documentation Center of the Dutch Department of Justice. En 2004, les codes néerlandais contenaient un total de 12 000 lois et réglementations, et plus de 140 000 articles.
L’un des problèmes avec toutes ces lois est qu’elles tendent à se renforcer les unes les autres. En d’autres termes, une loi mène à une autre. Par exemple, si vous avez un système d’assurance santé imposé par l’État, le gouvernement est incité à essayer de forcer les gens à adopter des modes de vies (supposément) sains. Après tout, ils disent bien que « nous » payons tous ensemble pour les frais médicaux élevés des gens qui vivent de manière malsaine. Cela est vrai, mais seulement parce que l’État a commencé par mettre en place un système collectivisé. Ce type de fascisme sanitaire est typique des pays démocratiques et est naturellement accepté de nos jours par la plupart des gens. Ils trouvent tout à fait normal qu’un gouvernement décrète qu’ils ne doivent pas manger de nourritures grasses ou de sucre, qu’ils ne doivent pas fumer, qu’ils doivent porter des casques ou des ceintures de sécurité, et ainsi de suite. Évidemment, ce sont autant de violations directes de la liberté individuelle.
On pourrait bien dire que, durant ces dernières décennies, la liberté a avancé dans un certain nombre de domaines. Dans de nombreux pays occidentaux les chaînes privées de télévision ont brisé le monopole des chaînes publiques, le trafic aérien a été déréglementé, le marché des télécommunications a été libéralisé, et dans de nombreux pays le service militaire obligatoire a été aboli. Pour autant, plusieurs de ces réalisations ont dû être arrachées des mains des hommes politiques de nos démocraties. Dans de nombreux cas, ces évolutions n’ont pas pu être stoppées par les hommes politiques, parce qu’elles étaient le résultat de développements technologiques (comme pour les médias ou les télécommunications) ou de la concurrence d’autres pays (dans le cas de la déréglementation du trafic aérien). Ces développements peuvent être comparés à la chute du communisme dans l’ancienne Union Soviétique. Celle-ci n’est pas arrivée parce que les dirigeants voulaient abandonner leur pouvoir, mais parce qu’ils n’avaient pas le choix — parce que le système était en panne et ne pouvait pas être réparé. De la même façon, les hommes politiques de nos démocraties doivent régulièrement abandonner des morceaux de leur pouvoir.
Mais nos hommes politiques s’arrangent pour regagner rapidement le terrain perdu. Ainsi, la liberté sur internet est de plus en plus restreinte par l’interférence étatique. La liberté de parole est mise à mal par les lois anti-discrimination. Les droits de propriété intellectuelle (brevets et copyrights) sont utilisés pour restreindre la liberté des producteurs et des consommateurs. La libéralisation des marchés est souvent accompagnée de l’établissement de nouvelles bureaucraties afin de réglementer les nouveaux marchés. Ces agences bureaucratiques tendent ensuite à devenir de plus en plus imposantes et à introduire un nombre croissant de règles. Aux Pays-Bas, des secteurs comme l’énergie ou les télécommunications ont effectivement été libéralisés, mais dans le même temps de nouvelles agences réglementaires ont été créées — six au cours des dix dernières années.
Aux États-Unis, selon des chercheurs de l’Université de Virginie, le coût des réglementations fédérales a augmenté de 3% de 2003 à 2008, pour atteindre 1 750 milliards de dollars par an, soit 12% du PIB. Après 2008, des vagues de nouvelles réglementations ont déferlé sur les marchés financiers, l’industrie pétrolière, l’agroalimentaire, et sans doute bien d’autres secteurs. En Europe, les entreprises et les ménages doivent non seulement faire face à leurs gouvernements nationaux, mais ils souffrent également d’une couche réglementaire additionnelle venant de l’Union européenne à Bruxelles. Et tandis que dans les années 1990 la libéralisation était le cheval de bataille de Bruxelles, la tendance s’est désormais inversée : nous allons vers davantage de (re-)réglementations.
En bref, dans la pratique la démocratie n’est pas neutre politiquement. C’est un système collectiviste par nature, qui mène à toujours davantage d’intervention étatique et à de moins en moins de liberté individuelle. Il en est ainsi parce que les gens continuent à adresser des demandes à l’État et veulent que les autres en payent le prix.
En réalité, dans son essence, la démocratie est une idéologie totalitaire, bien qu’elle ne soit pas aussi extrême que le nazisme, le fascisme ou le communisme. Par principe, aucune liberté n’est sacrée dans une démocratie, et chaque aspect de la vie de l’individu peut potentiellement être l’objet d’un contrôle étatique. Finalement, la minorité est complètement à la merci des souhaits de la majorité. Même si la démocratie possède une constitution limitant les pouvoirs de l’État, cette constitution peut être elle aussi amendée par la majorité. Le seul droit fondamental que vous ayez dans une démocratie, en plus du droit de vous présenter aux élections, est le droit de voter pour tel ou tel parti politique. Avec ce seul vote vous transmettez votre indépendance et votre liberté à la volonté de la majorité.
La véritable liberté est le droit de choisir de ne pas participer au système et ne pas avoir à payer pour le financer. En tant que consommateur, vous n’êtes pas libres si vous êtes obligé de choisir entre différents postes de télévisions, et peu importe s’il existe beaucoup de marques ou non. Vous n’êtes libres qu’à partir du moment où vous pouvez également choisir de ne pas acheter un poste de télévision. Dans une démocratie vous êtes obligé d’acheter ce que la majorité choisit — que cela vous plaise ou non.
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