Du 5 au 7 juillet avait lieu à Dax le 5e week-end de la liberté, organisé par le Cercle Frédéric Bastiat, fondé par Jacques de Guenin et dirigé aujourd’hui par Patrick de Casanove. Une occasion pour toute l’équipe de l’Institut Coppet et de nombreux amis, l’Aleps, l’Ifrap, Contribuables associés, Liberté Chérie, de se retrouver après une belle année de travail au service de la liberté. Une centaine de personnes participait à cet événement dans un cadre fort agréable : l’hôtel Caliceo, avec ses eaux thermales et son casino sur les rives du lac Christi. Le tout avec une météo estivale !
Le thème : Initiative individuelle, prise de risque et responsabilité, a été décliné sous différents angles. De la philosophie à l’histoire en passant par l’économie, le droit…
Une synthèse des conférences sera publiée dans le bulletin du Cercle. Voici le texte complet de la conférence de Damien Theillier, le vendredi soir, lors d’un dîner-débat. Ci-dessous, quelques photos-souvenirs.
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Conférence au Cercle Frédéric Bastiat
Dax le 5 juillet 2013
Week-end de la liberté
Responsabilité, initiative individuelle et prise de risque
Par Damien Theillier, président de l’Institut Coppet
« La responsabilité, mais c’est tout pour l’homme : c’est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. Sans elle, l’homme n’a plus de libre arbitre, il n’est plus perfectible, il n’est plus un être moral, il n’apprend rien, il n’est rien. Il tombe dans l’inertie et ne compte plus que comme une unité dans un troupeau. » Frédéric Bastiat, Harmonies Economiques, Services privés, Services publics
Introduction.
I. La liberté négative.
Pas de liberté sans propriété.
La liberté négative a pour règle morale la responsabilité individuelle.
La gestion des risques : l’assurance privée.
Le rôle de l’État est négatif
Objection : la définition libérale de la liberté n’est-elle pas à la fois trop individualiste et trop optimiste ?
II. La liberté positive.
La liberté positive a pour règle la solidarité.
La gestion des risques : l’assurance sociale et le principe de précaution au nom de la solidarité
Objection : le législateur est-il un être supérieur, doué de lumières « spéciales » ?
III. La responsabilité, clé du problème social pour Bastiat.
La réalité du mal et la perfectibilité.
Le remède à l’imperfection humaine.
La loi de solidarité et ses abus au nom d’une fausse philanthropie.
Pour renforcer la responsabilité individuelle : les deux morales.
Conclusion.
Introduction
Le défi auquel nous devons faire face aujourd’hui n’est plus seulement celui du socialisme, au sens traditionnel, justice sociale et égalitarisme, c’est celui d’une nouvelle idéologie : la société sans risque. La bonne société apparaît de plus en plus comme une société stable, prévisible, transparente. Une véritable peur du progrès technologique génère une demande croissante de sécurité et de protection. Et dans ce cadre, le marché est intolérable car il fonctionne selon une dynamique d’innovation, de prise de risque et d’incertitude. Paradoxe de notre temps, l’usage du terme « responsable » est omniprésent dans le discours social et politique alors que, dans le même temps, l’individu se voit de plus en plus dessaisi de la maîtrise de son destin.
Commençons donc par définir les termes. Qu’est-ce qu’être responsable ? C’est étymologiquement répondre de ses actes et de leurs conséquences. La responsabilité consiste donc à pouvoir se désigner soi-même comme l’auteur de ses propres actes, comme la cause d’une série d’effets. Dès lors que ces effets me sont imputables, je dois rendre des comptes, devant le tribunal de ma conscience ou bien devant le tribunal des hommes. Je dois assumer l’éloge ou le blâme, l’honneur ou de déshonneur, la fierté ou la honte.
Par définition, toute action, tout choix s’expose au risque de l’échec ou de l’erreur. C’est pourquoi la responsabilité s’accompagne également de sanctions morales ou juridiques qu’il appartient à chacun d’anticiper.
En d’autres mots, la responsabilité est indissociable de la liberté, c’est-à-dire de la capacité à agir par soi-même, de façon autonome. On ne peut blâmer que celui qui a agi librement, c’est-à-dire celui qui pouvait agir autrement qu’il n’a fait. Reconnaitre une faute morale, une culpabilité, c’est reconnaître qu’on aurait pu agir autrement.
Il n’y a donc pas de vraie responsabilité sans une discipline morale personnelle qui passe par l’exercice de vertus telles que la prudence ou la prévoyance, le courage ou l’effort. Etre responsable, c’est faire preuve de lucidité et de vigilance
C’est pourquoi la responsabilité, en tant qu’obligation de rendre des comptes et en tant que risque de l’échec, peut être ressentie comme un poids lourd à porter et parfois comme un poids écrasant.
« C’est sans doute parce que la chance de bâtir sa propre vie implique une tâche sans fin, une discipline qu’il faut s’imposer à soi-même si on veut atteindre ce qu’on vise, que bien des gens ont peur de la liberté. » F. A. Hayek, La Constitution de la liberté, 5
Mais il y a deux façons de concevoir la liberté dont découlent deux conceptions opposées de la responsabilité de l’individu et du rôle de l’État.
Ainsi, dans Two Concepts of Liberty en 1958, Isaiah Berlin, philosophe anglais d’origine russe, a proposé de distinguer deux conceptions de la liberté, d’appeler l’une la définition libérale de la liberté et l’autre la définition romantique. La liberté libérale est dite négative, alors que la liberté romantique est dite positive. La liberté négative se résume à une simple question qui met bien en valeur la préoccupation permanente du libéralisme : « Quel est le champ à l’intérieur duquel un sujet devrait pouvoir faire ou être ce qu’il veut, sans l’ingérence d’autrui ? » C’est la liberté non-ingérence.
La liberté positive, par contre, est liée à l’individu en tant qu’être agissant. Elle « découle du désir d’un individu d’être son propre maître », c’est-à-dire d’être capable d’agir avec sa propre raison, affranchi des limites de l’ignorance et des pulsions irrationnelles. C’est la liberté-capacité.
Dans la philosophie politique classique, la liberté négative a eu des défenseurs tels que Locke, Bentham et Mill en Angleterre, Montesquieu, Constant et Tocqueville en France, Jefferson et Paine en Amérique. Les partisans de la liberté positive, par contre, sont Rousseau, Mably, Herder, Fichte, Hegel, Marx et les socialistes français comme Fourrier ou Jaurès.
I. Berlin laisse entendre que la liberté négative est moderne et raisonnable, alors que la liberté positive est ancienne et suspecte. Toutefois, selon certains penseurs solidaristes contemporains comme John Ralws, Ronald Dworkin, Philippe Van Parijs, la définition libérale de la liberté, procéderait d’une conception purement formelle de la liberté, qui ignorerait les contraintes réelles qui pèsent sur les individus. C’est pourquoi ils prônent une intervention de l’État pour favoriser les possibilités réelles d’auto-accomplissement du sujet et pour rendre la répartition des « biens sociaux » plus équitable : libertés de base, revenu et patrimoine, position sociale, etc.
En effet, l’homme peut être le jouet de forces internes ou externes qui conditionnent son intelligence et aliènent sa volonté : l’appartenance à une classe sociale, l’héritage culturel, le patrimoine génétique, l’inconscient, les traumatismes en tout genre etc.
Dès lors, notre autonomie n’est-elle pas une illusion ? De quoi sommes-nous vraiment responsables ? Si les choix humains sont déterminés d’une manière ou d’une autre, l’homme pourra-t-il être entièrement tenu pour responsable de lui-même ? Ne faudra-t-il pas agir pour l’aider à se libérer, pour le rendre autonome, capable d’exercer son propre jugement ? La solidarité ne doit-elle pas venir au secours d’une responsabilité défaillante et incertaine ?
Plan
Nous verrons tout d’abord la conception négative de la liberté, c’est-à-dire la définition libérale de la liberté qui a pour corollaire le principe de responsabilité. Puis nous verrons la critique qui en est faite au nom de la liberté positive et comment cette critique conduit à substituer le principe de la solidarité au principe de la responsabilité. Enfin, nous verrons avec Frédéric Bastiat comment la liberté négative, associée à la responsabilité individuelle est pour lui la clé du problème social, la seule organisation qui permet l’émergence d’une société plus juste et plus prospère.
I. La liberté négative
Selon Isaiah Berlin, la liberté négative « consiste à ne pas être entravé dans ses choix par d’autres » (Éloge de la liberté, 1969, trad. J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Presses Pocket Agora, 1990). Elle peut s’énoncer en termes de limites, comme par exemple dans la Déclaration des Droits de l’homme : la « liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art. 4). Elle correspond donc à l’absence d’ingérence, de contrainte extérieure. Elle se confond avec la garantie d’une sphère privée où chacun peut prendre des initiatives et décider de son avenir en toute autonomie. Elle se contente de délimiter un espace dans lequel chacun doit pouvoir agir à sa guise, c’est le « droit de » faire quelque chose sans contrainte.
Pas de liberté sans propriété
Mais comment définir cet espace de liberté ? Car la liberté n’est pas absolue. Il existe toute sorte de contraintes qui m’empêchent de faire tout ce que je veux, notamment du fait de la rareté des ressources et de l’incertitude de l’avenir.
Dans la tradition libérale, c’est le droit de propriété qui permet de le définir l’espace précis de ma liberté. C’est un point que Berlin a oublié de préciser. Je suis libre de faire ce que je veux seulement avec ce qui m’appartient.
Et la justification du droit de propriété, c’est la création, l’innovation qui résulte du libre usage de nos facultés. Si l’on admet qu’un individu est propriétaire de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’est pas esclave d’autrui, on doit dans le même temps admettre qu’il est propriétaire des fruits de son activité, c’est-à-dire de ce qu’il a créé par l’exercice de sa raison. Dans la mesure où la création des richesses n’est qu’un simple prolongement de l’exercice individuel de la raison, la reconnaissance de la liberté individuelle implique la reconnaissance du droit de propriété fondé sur le travail et l’innovation.
Liberté et propriété sont donc inséparables. Or, l’existence d’un système de droits de propriété privés dans une société représente une limite à l’action humaine, que ce soit celle des individus ou celle de l’État. Et c’est ici qu’entre en jeu la responsabilité.
La liberté négative a pour règle la responsabilité individuelle
Dans ce cadre, la responsabilité n’est que le versant positif, si je puis dire, de la liberté négative, c’est le fait que chacun a le devoir impérieux de respecter la liberté d’autrui au sens de ne pas exercer de coercition contre lui, de ne pas lui nuire. En effet, si la propriété confère à son détenteur le droit d’utiliser une ressource et de l’échanger, ce droit est logiquement limité par le droit que les autres exercent sur leur propre propriété.
C’est là, dans cette pratique de la liberté et du droit de propriété que se situe la responsabilité. La responsabilité est une règle morale qui comporte une double exigence morale :
1° Je ne peux pas me décharger sur les autres des conséquences négatives de mes actes. Autrement dit, la responsabilité est individuelle, c’est l’auteur de l’action et lui seul qui en assume les conséquences.
2° être responsable c’est aussi dédommager autrui des atteintes éventuelles à ses droits légitimes.
Il en résulte également que toute responsabilité doit être limitée. Il n’y a pas de responsabilité absolue dans le temps ou dans l’espace. La responsabilité n’a de sens que par rapport à des droits de propriété clairement définissables et dans le cadre de contrats volontaires.
La responsabilité est donc indissociable de la propriété parce que dans ce système les coûts des actions et des absences d’action pèsent sur des personnes bien déterminées. Aussi, seule la reconnaissance précise des droits de propriété permet d’attribuer à chacun la responsabilité morale et juridique de ses choix.
C’est grâce à ces trois éléments indissociables : liberté, propriété et responsabilité, que l’ordre social émerge, c’est-à-dire que les actions individuelles se coordonnent entre elles au cours du temps.
La gestion des risques : l’assurance privée
Toute action suppose un choix et tout choix comporte une prise de risques. Le risque est peut-être plus ou moins grand mais il est irréductible. L’homme étant imparfait, il n’a pas la connaissance de l’avenir et cette incertitude est facteur de risque.
Dans un système de liberté négative et de responsabilité individuelle, il existe un moyen de minimiser ce coût par un mécanisme simple : le recours à l’assurance.
L’assurance n’est pas un transfert de responsabilité car celui qui cause un dommage en reste le seul responsable. Elle permet au responsable de supporter les coûts de ce dommage pour lui-même, ou pour autrui, en cas de dédommagement.
L’assurance n’atténue pas la responsabilité de l’assuré. Au contraire, par des engagements contractuels, le principe de l’assurance incite à des comportements prudents pour éviter la multiplication des sinistres.
De manière plus générale, le développement de la connaissance des risques, et l’augmentation des investissements permettent à chaque individu une gestion efficace des risques.
Le rôle de l’État est négatif
Une société fondée sur la liberté positive n’a pas besoin de beaucoup de lois mais simplement de quelques règles de droit qui garantissent et protègent les trois éléments que nous venons de citer.
« Les fonctions du gouvernement sont purement négatives. Il doit réprimer les désordres, écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n’ait lieu. On peut ensuite se fier aux individus pour trouver le bien. » (Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri)
Dans ce cadre de la liberté négative, une frontière doit donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique. L’État n’a pas à intervenir pour empêcher les individus de s’abrutir devant la télévision ou de consommer de façon immodérée, tant que ces comportements ne nuisent pas à autrui. Il doit s’abstenir et rester neutre en tout ce qui ne relève pas de la protection des personnes et des biens. Benjamin Constant résume bien l’idée dans une formule célèbre : « Que l’autorité se borne à être juste. Nous nous chargeons de notre bonheur » (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes). L’État n’est pas responsable de notre bonheur. C’est à chacun de prendre ses responsabilités. Et le malheur ne donne aucun droit, ni aucun privilège.
Son rôle positif consiste tout à au plus à reconnaître et à protéger le droit de propriété de chacun, à faire appliquer les contrats et donc à faire en sorte que chacun puisse exercer sa responsabilité personnelle.
Objection : la définition libérale de la liberté n’est-elle pas à la fois trop individualiste et trop optimiste ?
La liberté négative, peut apparaître comme le triomphe de l’individualisme dominateur et donc de l’inégalité.
Ainsi selon Marx, le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, pilier des droits de l’homme, n’instaure pas de relation entre les hommes mais favorise au contraire leur séparation, leur antagonisme et finalement leur servitude. La liberté des droits de l’homme est pour lui une liberté formelle, non une liberté réelle. C’est la liberté conçue comme indifférence à l’égard des autres, le droit à l’égoïsme.
Et si le libéralisme était un optimisme naïf ? Et si les hommes étaient des démons ? Pourquoi auraient-ils envie de s’entraider, de se cultiver, de se respecter ? Une société fondée sur la liberté négative serait peut-être une société de droit mais elle ne serait pas une société décente, c’est-à-dire harmonieuse, fraternelle et solidaire. Ce serait une société individualiste, fondée sur les « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx), une société dans cœur. La liberté négative serait utopique car elle ignorerait le mal et la violence inhérents à l’homme. Si on laissait les intérêts particuliers à eux-mêmes, ils tendraient vers la rivalité, la guerre de tous contre tous et donc l’oppression.
D’où la nécessité, pour toute une tradition philosophique et politique d’inspiration anti-libérale, d’une organisation politique qui vienne réguler ces intérêts pour les orienter vers l’intérêt général. Seul le politique, par l’intervention de la loi, serait en mesure d’unifier et d’harmoniser la société.
II. La liberté positive
Le second concept de liberté selon Berlin est la liberté positive qui consiste « à être son propre maître ». C’est la liberté au sens de capacité à s’engager dans une action. Je suis libre si j’ai un minimum de biens garantis, par exemple si j’ai accès à l’emploi, si j’ai accès à l’éducation, à la santé, à des élections libres etc. Elle s’énonce en termes de « droit à » quelque chose qui augmente la capacité d’agir. Elle est fondée sur une action collective destinée à affranchir les hommes de tout ce qui limite leurs capacités. Un homme n’est pas libre s’il ne dispose pas d’un accès à l’éducation gratuite ou d’un salaire minimum, etc. Celui qui utilise son temps libre pour s’abrutir devant la télévision ou pour jouer au loto et boire de l’alcool, n’est pas vraiment libre. Il est le jouet de forces qui l’aliènent, même s’il l’ignore.
Si l’on opte pour la définition positive de la liberté, il est légitime d’agir pour aider l’homme à faire un meilleur usage de son temps disponible, même s’il faut le contraindre pour cela. La formule de Rousseau « on le forcera à être libre » n’est pas contradictoire. Lutter pour la liberté consiste à élargir le champ des droits positifs ou droits matériels. Le droit au logement, à la santé, au crédit, par exemple, sont des libertés positives.
C’est cette liberté-capacité que Benjamin Constant appelle la liberté des Anciens dans son célèbre discours à l’Athénée royal en 1819. Chez les Anciens, l’individu est souverain dans les affaires publiques, mais esclave dans tous ses rapports privés. Le sacrifice de la liberté individuelle est compensé par l’usage des droits politiques : droit d’exercer directement plusieurs parties de la souveraineté, de délibérer sur la place publique, de voter les lois, de prononcer les jugements, d’évaluer et de juger les magistrats. La liberté des Anciens est une liberté politique, compatible avec une complète subordination de l’individu à la collectivité.
Selon ce concept de liberté-capacité, l’État a une mission de protection qui s’étend au-delà de la sécurité des biens et des personnes. Il s’agit pour lui de déterminer comment il convient d’agir pour agir librement, en étant « son propre maître ».
La liberté positive a pour règle la solidarité
On ne peut pas imputer à quelqu’un les conséquences d’actes qu’il n’a pas commis volontairement. Or la liberté-capacité repose toujours sur l’hypothèse que les fautes ou les échecs personnels seraient imputables à un dysfonctionnement global de la société. L’homme ne serait jamais vraiment responsable individuellement. Il serait dont fondé à se décharger de sa responsabilité sur l’imperfection de l’environnement politique, économique et social qui l’a rendue possible. Parmi ces maux sociaux, on évoque souvent les crises économiques et financières, les restructurations industrielles, les délocalisations, les discriminations en tout genre.
A la base de cet nouvel idéal politique, il y a donc le projet de supprimer les maux économiques et sociaux qui affectent la société et réduisent les capacités de certains membres, créant ainsi des inégalités.
L’action publique doit se donner alors pour fonction de transformer la société défaillante à l’origine des fautes et des échecs personnels, par le biais de la loi et d’une fiscalité redistributive. Il s’agit de prendre en charge par la loi un certain nombre d’obligations morales qui relevaient jusque-là de la responsabilité et de l’initiative privée : éducation, santé, chômage, environnement, retraite etc.
D’où l’instauration d’un partage des responsabilités, au nom de la solidarité et au nom de l’égalité. La solidarité est l’exercice pratique de la liberté positive. Elle consiste à faire porter à l’ensemble des membres d’un groupe la responsabilité des difficultés ou des échecs de certains d’entre eux.
Ainsi par exemple la France serait sommée de reconnaître les crimes du passé et d’en assumer la responsabilité. Nous serions solidaires des fautes commises par nos ancêtres, comme l’esclavage.
La gestion des risques : l’assurance sociale et le principe de précaution au nom de la solidarité
En matière de gestion des risques, il faudrait transférer à l’État la charge de l’assurance. Le principe de sécurité sociale se justifierait par le fait que seul l’État serait en mesure de garantir équitablement à tous une assurance contre les risques majeurs de la vie : maladie, chômage, retraite.
Nous ne sommes pas tous également libres et par conséquent nous ne sommes pas tous également responsables devant les risques de la vie, en particulier la maladie. Le principe de solidarité nous imposerait de garantir un accès égal à tous à des soins de qualité. Or seul l’État serait en mesure d’assurer cette équité.
C’est dans ce cadre qu’est né le principe de précaution qui préconise l’adoption de mesures de protection et d’interdiction avant qu’il y ait des preuves scientifiques complètes démontrant l’existence d’un risque.
Il remplace la responsabilité individuelle par une responsabilité collective puisqu’il revient à admettre que les générations actuelles ont une responsabilité collective à l’égard des générations futures, responsabilité qui ne pourrait être organisée que par l’intervention de l’État.
Objection : le législateur est-il un être supérieur, doué de lumières « spéciales » ?
La liberté positive entraîne de facto la promotion d’une société statique et bureaucratique, une société close et hostile à l’initiative individuelle, au marché, à la dynamique de la concurrence et donc au risque.
La liberté-capacité ou la liberté positive comme principe d’organisation sociale, cela consiste à transférer la responsabilité individuelle à la collectivité, c’est-à-dire à étendre indéfiniment le domaine de la légalité, aux dépens de celui de la moralité, des principes imposés par notre conscience ou par les codes non-écrits de la civilité.
Le pouvoir politique a alors toute légitimité pour instaurer un nouvel « ordre moral », par le contrôle social et normalisation des comportements, par la politisation de la morale et de la vie privée.
Or cette entreprise de rénovation du social par la liberté positive repose sur une hypothèse pour le moins discutable : l’hypothèse que les décideurs publics (les « publicistes », dont parle Bastiat) seraient plus éclairés que nous.
En réalité, ils se trompent plus facilement que nous car ils ne supportent pas eux-mêmes les conséquences négatives de leurs décisions. De fait, ils ne sont pas incités à se corriger eux-mêmes, à faire preuve de vigilance et à tirer les leçons de leurs erreurs.
Aux socialistes qui ont la prétention de substituer l’autorité à la responsabilité, la main visible de l’État à la main invisible du marché, Bastiat a toujours objecté : « Prouvez-moi que vous n’êtes pas des hommes comme les autres ».
« Organiser la contrainte dans l’échange, détruire le libre arbitre sous prétexte que les hommes peuvent se tromper, ce ne serait rien améliorer; à moins que l’on ne prouve que l’agent chargé de contraindre ne participe pas à l’imperfection de notre nature, n’est sujet ni aux passions ni aux erreurs, et n’appartient pas à l’humanité. » (HE, Services privés, services publics)
En d’autres mots, l’idée que les lois pourraient rendre les gens responsables et raisonnables repose sur une fausse prémisse : l’idée que le législateur serait un être à part, un être supérieur, naturellement doué de sagesse et de vertu.
C’est un thème développé dans La loi de Bastiat (1850) mais déjà très présent dans le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri de B. Constant (1822). Ce thème sera repris et développé au XXe siècle dans l’École des Choix Publics de Virginie (notamment James Buchanan, prix Nobel d’économie).
III. La responsabilité, clé du problème social pour Bastiat
La thèse de Bastiat dans les Harmonies Economiques est la suivante : c’est la liberté appuyée sur la responsabilité individuelle qui permet seule, par un processus de découverte, de progresser et de réduire les maux sociaux. Pour lui la responsabilité est l’un des critères discriminants du libéralisme et du socialisme.
Dans une lettre à Alphonse de Lamartine en 1845, il écrit que toute sa philosophie tient dans un seul et unique principe :
« la liberté est la meilleure des organisations sociales. » Mais il ajoute cependant une condition : « que la loi ne vienne pas supprimer les conséquences, positives ou négatives, des actions de chacun. C’est le principe corollaire de la responsabilité ».
L’homme est faillible, il est sujet à se tromper à méconnaître le jeu des lois économiques ou à les détourner de leur fin. Il est faible, imparfait et parfois même pervers. Mais s’il supporte les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses décisions, il tendra à s’améliorer en tirant les leçons de l’expérience. Il faut donc laisser agir la responsabilité individuelle, qui est la grande éducatrice des peuples.
Il y a dans les Harmonies une tentative pour élargir le cadre de l’économie politique à l’anthropologie et à la morale. Dans une note trouvée dans ses papiers, Bastiat explique :
« J’avais d’abord pensé à commencer par l’exposition des Harmonies économiques et par conséquent à ne traiter que des sujets purement économiques : valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j’en avais eu le temps et la force, j’aurais appelé l’attention du lecteur sur un sujet plus vaste : les Harmonies sociales. C’est là que j’aurais parlé de la constitution humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité, etc. » (Notice sur la vie et les Écrits de Frédéric Bastiat, par Roger de Fontenay)
Il n’a pas eu le temps d’écrire complètement cette seconde partie mais ses notes ont été retrouvées et ajoutées à l’édition de ses œuvres complètes quelques années après sa mort.
Dans cette seconde partie inachevée et posthume des Harmonies économiques, Bastiat procède à l’analyse de l’action humaine en tant qu’elle peut conduire au bien comme au mal. L’homme est faillible, il est sujet à se tromper à méconnaître le jeu des lois économiques ou à les détourner de leur fin. Mais s’il supporte les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses décisions, l’homme tendra à s’améliorer, à tirer les leçons de l’expérience.
La réalité du mal et la perfectibilité
En réalité, Bastiat est loin d’être aveugle. Il ne nie pas l’existence du mal. A ses yeux, l’excellence du monde social ne consiste pas en ce qu’il est parfait, mais en ce qu’il est perfectible, ce qui signifie que l’harmonisation des intérêts n’y est jamais achevée.
« L’harmonie ne répond pas à l’idée de perfection absolue, écrit Bastiat, mais à celle de perfectionnement indéfini. » (HE, Responsabilité)
L’intérêt personnel laissé à lui-même peut conduire au pire comme au meilleur. Il peut conduire au travail et à la propriété comme à la spoliation. Pour s’épargner l’effort et la peine, l’homme cherchera toujours à vivre aux dépens des autres, par la spoliation. Mais cette tendance au mal n’est pas non plus fatale. Elle peut diminuer sous l’effet d’une force contraire, la responsabilité, que Bastiat va appeler « force progressive ».
En d’autres mots, l’individu est imparfait mais perfectible, c’est-à-dire capable de commettre des erreurs mais doté d’une raison qui lui permet, par un processus de découverte, d’en tirer les leçons. L’erreur et l’échec découlent de la liberté mais la perfectibilité aussi.
« L’homme étant fait ainsi, dit très bien Bastiat, il est impossible de ne pas reconnaître, dans la responsabilité, un ressort auquel est confié spécialement le progrès social. C’est le creuset où s’élabore l’expérience ». (HE, Responsabilité)
Le remède à l’imperfection humaine
Le principe de la responsabilité est le suivant : « Tout homme qui agit reçoit la récompense ou la punition de ses actes. » Par cette sanction naturelle, l’homme apprend, découvre, se corrige, progresse et s’améliore. Autrement dit, la responsabilité est un principe de perfectibilité. L’homme est faible, sujet à l’erreur et à la faute. Mais le mal a sa mission, dit Bastiat, il engendre la souffrance et la souffrance nous fait comprendre la faute ou l’erreur, elle nous ramène dans le droit chemin. C’est par la connaissance du mal que nous progressons vers le bien.
C’est parce que l’homme risque de se tromper ou de mal agir et d’en subir les conséquences, qu’il est incité à être responsable. Il s’efforcera d’anticiper les aléas qui pourront le frapper afin de s’en prémunir.
« La seule manière d’anéantir la cause (du mal), c’est d’éclairer le libre arbitre, de rectifier le choix, de supprimer l’acte ou l’habitude vicieuse; et rien de cela ne se peut que par la loi de Responsabilité. » (HE, Responsabilité)
« Les notions de troc, échange, appréciation, valeur, ne se peuvent donc concevoir sans liberté, non plus que celle-ci sans responsabilité. En recourant à l’échange, chaque partie consulte, à ses risques et périls, ses besoins, ses goûts, ses désirs, ses facultés, ses affections, ses convenances, l’ensemble de sa situation ; et nous n’avons nié nulle part qu’à l’exercice du libre arbitre ne s’attache la possibilité de l’erreur, la possibilité d’un choix déraisonnable ou insensé. La faute n’en est pas à l’échange, mais à l’imperfection de la nature humaine ; et le remède ne saurait être ailleurs que dans la responsabilité elle-même (c’est-à-dire dans la liberté), puisqu’elle est la source de toute expérience. » (HE, Services privés, Services publics)
Ainsi la responsabilité est source de sagesse. L’initiative et la prise de risque développent en chacun l’autodiscipline et la vertu de prévoyance.
La loi de solidarité et ses abus au nom d’une fausse philanthropie
Il y a néanmoins une seconde loi qui entre en jeu dans le mécanisme de la perfectibilité, que Bastiat appelle la loi de Solidarité. Il y a une solidarité incontestable entre les hommes, dit-il. L’action d’un homme se répercute toujours d’une façon ou d’une autre, en bien ou en mal, sur les autres.
Le problème, c’est que chacun s’arrange pour que les conséquences utiles de ses actes lui reviennent et que les conséquences nuisibles retombent sur autrui.
La loi de solidarité, selon Bastiat, c’est la force de résistance de la masse contre les actes qui lui nuisent. Elle agit par la répulsion, la réprobation sociale, l’aversion publique.
Prenons l’exemple de la cigarette. Si un fumeur gène les autres, il s’expose à la réprobation. Un professeur qui enseigne le négationnisme et l’antisémitisme, confronté à la critique des historiens, perdra son public. Même chose pour la pollution. Celui qui rejette ses déchets dans la nature sera identifié et boycotté par les consommateurs. Un exemple récent c’est l’affaire Spanghero, cette entreprise française de conserverie qui commercialisait des lasagnes à base de viande de cheval sous l’étiquette viande de bœuf. L’entreprise a subi une baisse de 50% de son chiffre d’affaires en raison des réductions ou des suspensions de commandes de ses clients et distributeurs.
Ici la société civile a un rôle à jouer selon Bastiat. Elle est l’interface entre l’individu et l’État et peut servir de contrepoids à la fois aux comportements nuisibles de certains individus irresponsables et à l’emprise d’un pouvoir centralisateur et bureaucratique, donc irresponsable lui aussi.
L’erreur par contre, serait de multiplier les interdits législatifs, chaque fois qu’il y a des victimes. De même, pour répondre à la misère, au chômage, on multiplie les droits économiques et sociaux : droit à la santé, droit au logement, droit à l’éducation etc. C’est ainsi qu’on en vient à imposer la charité et à institutionnaliser la solidarité.
« Il ne faut pas étendre artificiellement la Solidarité de manière à détruire la Responsabilité » dit Bastiat. « Or, c’est précisément là la tendance non-seulement de la plupart de nos institutions gouvernementales, mais encore et surtout de celles qu’on cherche à faire prévaloir comme remèdes aux maux qui nous affligent. Sous le philanthropique prétexte de développer entre les hommes une Solidarité factice, on rend la Responsabilité de plus en plus inerte et inefficace. On altère, par une intervention abusive de la force publique, le rapport du travail à sa récompense, on trouble les lois de l’industrie et de l’échange, on violente le développement naturel de l’instruction… » (HE, À la jeunesse française)
L’accroissement de l’action collective, au nom d’une fausse philanthropie, se traduit par le déplacement de la responsabilité et son transfert de l’individu à l’État. Le résultat c’est la perte d’indépendance et d’initiative de la société civile et l’anéantissement de la responsabilité, « du moins en ce qu’elle a de plus précieux, dans son caractère expérimental, correctif et par conséquent progressif ».
« La charité gouvernementale indépendamment de ce qu’elle viole les principes de la liberté et de la propriété intervertit encore la loi de la responsabilité en ce qu’elle ôte à l’aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imposé. La loi ne doit donc pas édicter une solidarité obligatoire, car pour la réaliser, il faudra disposer d’une partie de la fortune des uns en faveur des autres. (Lettre à M. de Lamartine, 1845).
Autrement dit, il appartient à la société civile et non à l’État d’organiser cette solidarité.
Pour renforcer la responsabilité individuelle : les deux morales
L’imperfection de la raison est à l’origine du mauvais usage de la liberté. Elle est la principale limite des hommes et la cause de beaucoup de maux. Il s’agit donc d’éclairer les consciences sur le caractère utile ou nuisible, donc juste ou injuste, des actes humains, individuels ou collectifs.
Pour Bastiat, nous l’avons vu, la responsabilité est une force bénéfique qui tend à réduire progressivement la force maléfique de la spoliation.
Or il y a deux manières complémentaires de renforcer l’action de cette force éducative, que Bastiat expose dans un chapitre de la seconde série des Sophismes Économiques intitulé Deux morales :
- une « morale philosophique ou religieuse » qui agit par purification et correction de l’action humaine » (l’homme en tant qu’agent)
- une « morale économique », qui agit en montrant à l’homme « les conséquences nécessaires de ses actes » (l’homme en tant que patient)
Autrement dit il y a deux morales parfaitement complémentaires. L’une s’adresse au cœur et incite l’homme à faire le bien, c’est la morale religieuse. C’est la plus noble. Elle enracine dans le cœur de l’homme la conscience de son devoir. Elle enseigne la vertu.
L’autre contribue à dénoncer et à combattre le mal par la connaissance de ses effets, c’est la morale économique. Elle s’adresse à l’intelligence, elle vise à éclairer la victime sur les effets négatifs d’un comportement. Elle vient renforcer les leçons de l’expérience. Elle s’efforce de diffuser aux masses opprimées le bon sens, la connaissance et la méfiance qui rend l’oppression plus rare.
1° « La morale religieuse, pour arriver à la suppression de l’acte malfaisant, s’adresse à son auteur, à l’homme en tant qu’agent. Elle lui dit: « Corrige-toi; épure-toi; cesse de faire le mal; fais le bien, dompte tes passions; sacrifie tes intérêts; n’opprime pas ton prochain que ton devoir est d’aimer et soulager; sois juste d’abord et charitable ensuite. » Cette morale sera éternellement la plus belle, la plus touchante, celle qui montrera la race humaine dans toute sa majesté; qui se prêtera le plus aux mouvements de l’éloquence et excitera le plus l’admiration et la sympathie des hommes. »
2° « La morale économique aspire au même résultat, mais s’adresse surtout à l’homme en tant que patient. Elle lui montre les effets des actions humaines, et, par cette simple exposition, elle le stimule à réagir contre celles qui le blessent, à honorer celles qui lui sont utiles. Elle s’efforce de répandre assez de bon sens, de lumière et de juste défiance dans la masse opprimée pour rendre de plus en plus l’oppression difficile et dangereuse. »
Bastiat remarque, que le rôle de la science, quoique différent de celui de la morale traditionnelle, n’en est pas moins utile pour combattre la spoliation. La morale attaque le vice dans son mobile, la science le discrédite dans nos convictions par le tableau de ses effets, et facilite ainsi le triomphe de la vertu.
A la suite de J.-B. Say, il fait observer que, pour faire cesser le désordre introduit par l’hypocrisie dans une famille honorable, il y a deux moyens : corriger Tartuffe ou déniaiser Orgon. Dans la pièce de Molière Tartuffe ou l’Imposteur, Tartuffe se révèle un hypocrite comploteur et Orgon un dupe bien intentionné. Il y aurait moins de Tartuffe s’il y avait moins d’Orgon pour les écouter.
« Que la morale religieuse touche donc le cœur, si elle le peut, des Tartuffes, des Césars, des colonistes, des sinécuristes, des monopolistes, etc. La tâche de l’économie politique est d’éclairer leurs dupes. De ces deux procédés, quel est celui qui travaille le plus efficacement au progrès social ? Faut-il le dire ? Je crois que c’est le second. Je crains que l’humanité ne puisse échapper à la nécessité d’apprendre d’abord la morale défensive. »
La science économique, qualifiée par Bastiat de morale défensive, consiste à dénoncer les sophismes économiques afin de les discréditer complètement, et ainsi dépouiller la classe spoliatrice de sa justification et de son pouvoir : « L’Économie politique a une utilité pratique évidente. C’est le flambeau qui, dévoilant la Ruse et dissipant l’Erreur, détruit ce désordre social, la Spoliation. » (Physiologie de la spoliation)
On le voit, l’économie politique n’est pas la science universelle, elle n’exclut pas l’approche philosophique et religieuse. « Mais qui donc a jamais affiché, en son nom, une prétention aussi exorbitante ? » se demande Bastiat.
On trouvera la même analyse chez Gustave de Molinari, le grand disciple de Bastiat :
« Pour remédier aux vices de ce double gouvernement (gouvernement de soi et gouvernement des autres) et aux maux qui en découlent, il faut éclairer les consciences sur le caractère d’utilité ou de nuisibilité, partant de moralité ou d’immoralité des actes du gouvernement individuel, des institutions et des pratiques du gouvernement collectif, ce qui est l’affaire de l’économie politique ; il faut ensuite armer les consciences d’une force morale assez grande pour déterminer la réforme de ces deux gouvernements, ce qui est l’œuvre de la religion […] La religion apparaît ainsi comme un agent nécessaire et comme le seul agent absolument efficace du développement et de la conservation du sens moral. » (Gustave de Molinari, Religion, 1892)
Une chose est sûre, ce n’est pas le politique qui peut changer le cours des choses, et perfectionner l’homme. Au contraire, il faut borner le politique et le cantonner au strict rôle qui est le sien, la sûreté. C’est plutôt dans le champ culturel, familial, religieux et associatif, par le travail sur les idées, par l’éducation et l’instruction, bref par la société civile, qu’on peut renforcer la responsabilité et la solidarité.
Conclusion
Le philosophe Anthony de Jasay écrivait :
« Un ordre libéral est un terme que j’interprète de façon minimale comme présentant le moins d’obstacles aux hommes et aux femmes qui veulent atteindre, avec les moyens disponibles, les fins qu’ils ont choisi pour eux-mêmes. Un ordre libéral n’est pas conçu pour augmenter, transformer ou redistribuer les moyens, ni pour promouvoir la conquête maximale de certaines fins spécifiées, que ce soit “la liberté” ou tout autre but désirable. » (A. de Jasay, Choice, Contract, Consent : A Restatement of Liberalism, Institute of Economic Affairs, 1991. Traduction H. de Quengo.)
Le remède à l’imperfection de la nature humaine dans un ordre libéral, ce n’est donc pas l’omnipotence de la loi, c’est la responsabilité elle-même puisqu’elle est la source de toute expérience. Si on laisse agir cette loi, c’est-à-dire si on laisse retomber sur les individus les conséquences, bonnes ou mauvaises, de leurs actes, alors l’ordre et l’harmonie peuvent progresser dans la société.
A l’inverse, « si la loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des actions, de telle sorte qu’elles ne retombent pas sur ceux à qui elles étaient destinées, non seulement la liberté n’est plus une bonne organisation, mais elle n’existe pas. » (Lettre à M. de Lamartine, 1845)
L’erreur et l’échec découlent de la liberté mais la perfectibilité aussi. La liberté est la clé du problème social. C’est elle qui perturbe l’harmonie mais c’est aussi en elle que se trouve la solution. Comme le mal s’enracine dans l’imperfection humaine, dans l’ignorance et les passions qui entrainent le mauvais usage de la liberté, le remède est dans le perfectionnement du libre arbitre par la responsabilité mais aussi par la morale, la religion et la science économique, qui sont les auxiliaires indispensables de la liberté et de la responsabilité.
Il y a donc de bonnes raisons de penser que les échanges non entravés et fondés sur la responsabilité individuelle sont la meilleure façon de créer une société plus humaine et plus prospère à la fois.
Damien Theillier, 5 juillet 2013
Annexe :
« Les revendications pour les enfants de toutes les classes sociales d’une chance égale, donc d’une puissance égale, d’entrer à l’Ecole polytechnique, ou encore pour les femmes d’une liberté-capacité de promotion égale à celle des hommes, ces revendications, toujours insatisfaites et impossibles à satisfaire, relèvent de l’égalitarisme doctrinaire et non du libéralisme. Le libéralisme (…) ne souscrit pas à la définition exclusive de la liberté par la capacité ou la puissance, définition qui conduit à l’assimilation de la liberté et de l’égalité. Il inscrit, au nombre des libertés fondamentales, celles d’entreprendre parce que la société progresse grâce aux initiatives, aux innovations et que rares sont les individus capables de sortir des chemins battus et de prendre des risques. Les sociétés socialistes n’ont pas réalisé l’égalité qu’elles visaient mais elles ont éliminé toutes nos libertés, personnelles. Que leur exemple nous serve de leçon : les hommes ont tous le même droit au respect ; ni la génétique ni la société n’assureront jamais à tous la même capacité d’atteindre à l’excellence ou au premier rang. L’égalitarisme doctrinaire s’efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, il ne parvient pas à l’égalité mais à la tyrannie. »
Raymond Aron, Essai sur les libertés, Postface, éd. Pluriel, 1976, p. 240