C’est dans une nouvelle revue lancée en 1841 par un homme de presse et historien E. Pascallet, que Molinari va publier ses premiers articles. Cette publication porte comme titre, en haut de la couverture de son premier numéro : Revue générale biographique, historique, etc. et en-dessous, en plus gros caractères : Le biographe universel et l’historien, par une société d’historiens et de littérateurs français et étrangers. Toutefois, elle change de titre dès le deuxième numéro pour devenir : Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire par une société d’hommes de lettres français et étrangers sous la direction de M.E. Pascallet.C’est sous le titre générique Le biographe universel qu’elle sera connue dans l’histoire de la presse.[3]
Comme son nom l’indique, et comme son directeur le précise dans le premier numéro, l’ambition de cette nouvelle revue est de se consacrer à la publication de biographies de personnages morts ou vivants, très connus ou de second rang, dont les vies ont été utiles et peuvent servir de modèles, bref « faire connaître à leurs concitoyens les hommes dont les noms sont déjà chers à la patrie, chers à l’humanité ; car les grands hommes sont de tous les pays, appartiennent au monde entier […] La meilleure forme à donner à notre ouvrage est la biographie : la biographie met en relief les caractères des individus, plus puissante en cela que l’histoire, qui généralise toujours et ne spécialise jamais. »
Mais Pascallet annonce aussi que l’actualité politique ne sera pas absente de la revue car une chronique régulière lui sera consacrée à chaque livraison. Et c’est ici qu’intervient le jeune Molinari. Si la chronique politique est quasiment absente des livraisons de 1841 – première année de parution – elle abonde en 1842. Molinari en rédigera six au total pour commenter une vie parlementaire riche en événements car cette année-là verra la consolidation de Guizot au pouvoir, une dissolution de la Chambre des députés suivie d’élections législatives, des débats sur la loi électorale censitaire, sur les chemins de fer, sur la perspective d’un traité de commerce avec la Belgique. G.M.
Nous publions ci-dessous la toute première, datée du 31 janvier 1842 : Le biographe universel, revue générale biographique et littéraire par une société d’hommes de lettres français et étrangers sous la direction de M.E. Pascallet. Chronique politique, troisième volume, 1ère partie, p.83-94
Pour plus de détails, lire : Les premiers écrits de Gustave de Molinari à Paris, par Gérard Minart
CHRONIQUE POLITIQUE.
Paris, 31 janvier 1842.
L’année dernière, en commençant la publication de notre revue, nous avons promis à nos lecteurs de leur donner le bulletin du mouvement politique de chaque mois. Cette promesse, nous devons l’avouer, n’a point été tenue avec une fidélité rigoureuse. Notre chronique politique, jusqu’à ce jour, a paru à des intervalles inégaux. Loin de nous, certes, la pensée d’attacher à cette lacune une importance trop grande. Cependant, comme l’appréciation des événements de chaque jour est une des parties essentielles, ou pour mieux dire, la partie complétive du plan que nous nous sommes tracé dès notre début, nous avons résolu d’en régulariser le cours. Chacun des numéros de notre revue contiendra donc, à l’avenir, un bulletin circonstancié de la situation des affaires du moment.
Maintenant, voici dans quel esprit sera rédigé notre bulletin politique :
On sait quelle est la pensée qui préside à nos travaux biographiques : nous cherchons à retracer la partie la plus difficile de l’histoire contemporaine, — celle qui concerne les hommes, — nous attachant à celle-là plutôt qu’à tout autre, parce qu’aucune n’est plus mal connue, plus faussement appréciée, plus étrangement défigurée par l’esprit de parti.
Dans l’accomplissement de cette œuvre, nous suivons, pas à pas, la marche des hommes à travers les événements, les prenant au début de leur carrière pour ne les quitter qu’au moment où nous écrivons. Maintenant, n’est-il point à la fois intéressant et utile pour nous comme pour notre public, de ne point perdre tout à fait de vue la trace de ces hommes, de nous assurer s’ils ne dévient point du chemin que nous leur avons vu parcourir, et que nous les avons loués ou blâmés d’avoir parcouru. Eh bien ! une chronique, dans laquelle apparaîtront nécessairement les figures déjà esquissées ailleurs, devra remplir ce but, c’est-à-dire, servir de complément à la biographie, et même, en quelque sorte, en être la preuve arithmétique.
Puisque l’une et l’autre, — chronique politique et biographie, — sont si intimement liées dans notre pensée, leur esprit devra aussi naturellement être identique. En jugeant les hommes nous faisons toujours abstraction des partis, — donnant notre assentiment à tous ceux, quels qu’ils soient, qui nous semblent s’être proposé un but utile à la société, et que nous voyons marcher à ce but avec persévérance. Si petite que soit la pierre que chacun apporte au grand édifice du perfectionnement social, nous lui en savons gré, et ne regardons point la couleur de ses habits. De même, ferons-nous ici en jugeant les actes et les doctrines. Tous ceux ou celles que nous croirons de nature à contribuer au bien-être du pays, qu’ils émanent du gouvernement ou des diverses fractions de l’opposition, trouveront toujours en nous des défenseurs zélés. De même nous combattrons les autres, en nous renfermant toutefois, selon notre coutume, dans d’exactes limites de modération.
En un mot, nous serons éclectiques.
Notre point de départ indiqué, ainsi que notre but, nous commençons notre tâche.
Les débats de la discussion de l’adresse dans l’une et l’autre Chambre, ont rempli presque entièrement le mois qui vient de s’écouler. Que nous a appris cependant cette discussion ? À coup sûr, rien qui puisse intéresser bien vivement le pays. Quant aux résultats obtenus par l’un ou l’autre des partis en présence, malgré l’élévation du chiffre ministériel lors du vote définitif, ils sont au moins douteux. Nous ne savons, mais il y a dans la manière de procéder de nos Chambres, commençant chacune de leurs sessions par dépenser un grand mois à composer la pauvre paraphrase d’un discours presque toujours insignifiant, un défaut capital d’économie parlementaire, un vice flagrant d’organisation. Pourquoi, au lieu de se disputer avec acharnement quelques lambeaux de phrases, ne point attendre pour la lutte un champ plus vaste, un prix de plus haute valeur ?— Pourquoi ne point réserver la discussion pour l’époque de la présentation des budgets ? Hélas ! on ne consacre que trop de temps en France aux vaines joutes de la parole. Cependant les sessions ne sont pas si longues, et les affaires positives du pays si peu compliquées, pour que MM. nos députés puissent, impunément, dépenser la majeure partie de séances déjà trop courtes, en mauvaise monnaie de récriminations, de reproches, d’accusations, c’est-à-dire, en simples querelles de personnes. Qui donc aura le courage de redresser cette marche boiteuse ?
Puisque nous sommes sur ce chapitre des améliorations, nous dirons quelques mots de deux discours qui ont, dans les deux Chambres, inauguré d’une manière grande et digne la discussion de l’adresse. Nous voulons parler des discours de MM. de Montalembert et de Tocqueville, tous deux tendant à un but identique, quoique par des voies différentes. — Ce but, c’est la moralisation sociale. M. de Montalembert a parlé de Dieu et du principe religieux qui va s’affaiblissant, — et, d’une voix éloquente, il a reproché au gouvernement son indifférence sur cette grave question. Le langage élevé de M. de Montalembert a été applaudi, et il méritait de l’être ; car il était l’expression d’une conviction profonde. Le jeune pair s’effraie du désordre, de l’immoralité systématique qui s’infiltrent, par tous les pores, dans la société actuelle, et il a raison, car cela est un mal immense ; mais le remède qu’il préconise est-il bien celui qui convient ? Ici, malheureusement, il y a doute. La religion romaine, — tout entière fondée sur le principe de la foi, — est-elle encore en harmonie avec l’esprit d’une nation aussi profondément remuée que la nôtre par les doctrines de l’examen philosophique. — Et ne faudrait-il point, peut-être, chercher à la morale un chaperon moins vieilli ? …. Question brûlante, à laquelle il ne nous appartient point de toucher…. M. de Tocqueville travaille, lui, à l’œuvre de moralisation par d’autres moyens, par des moyens de moindre portée, mais plus efficaces peut-être. M. de Tocqueville, philanthrope éclairé, appelle l’attention du gouvernement sur l’ambition, sur l’ardeur effrénée des places, qui se développe depuis quelques années dans d’inquiétantes proportions. Il voudrait que l’on posât des bornes aux brigues désordonnées de cette légion d’intrigants sans cesse à l’affût des nombreux emplois dont le gouvernement dispose, — que l’on mit un frein à toutes ces ambitions qui s’agitent dans la boue, se disputant les miettes du festin ministériel.
Les idées émises par M. de Tocqueville ont dû certainement éveiller les sympathies de tous les honnêtes gens, — et pourtant, — autant en emporte le vent. C’est qu’il y a toute une hiérarchie puissante, dont les intérêts se trouvent engagés dans les abus dénoncés par l’éloquent auteur De la Démocratie en Amérique, c’est que son langage atteint dans leur existence tout ce peuple de sinécuristes, d’employés à la taille des plumes, etc., de nos ministères, de nos administrations grandes et petites, — et l’on comprend que les clameurs de cette foule suffisent amplement à couvrir le cri d’un devoir isolé. De semblables abus ne sauraient être déracinés de notre sol que par l’action persévérante d’un homme d’État puissant et tenace. Or, les Richelieu sont peu communs. D’ailleurs tout gouvernement s’imagine volontiers que le grand nombre des emplois dont il dispose contribue à le fortifier en lui ralliant des partisans ; — comme si la complication des rouages ajoutait jamais à l’efficacité d’action d’une machine… La voix de M. de Tocqueville a eu le sort de celle de Cassandre. L’orateur a obtenu un succès d’estime.
La question d’Orient a décidément été enterrée ce mois-ci. Deux remarquables discours de M. Guizot lui ont servi d’oraison funèbre. Plaise à Dieu qu’une résurrection intempestive ne vienne de nouveau tout déranger ! La logique si claire et si précise de M. le ministre des affaires étrangères, a débrouillé tous les fils de cette toile si mal tissue. Elle y fait jaillir une lumière telle que tout le monde, — nous exceptons les aveugles de parti pris, — a dû y voir clair. Le souffle de M. Thiers lui-même n’a pu faire vaciller cette lumière. À vrai dire, ce souffle était si faible, que l’on eût pu le croire le dernier… L’ex-président du cabinet du 1er mars a beaucoup vécu depuis deux ans… Aussi, le triomphe de M. Guizot a-t-il été complet. Les résultats obtenus par la politique à la fois ferme et pacifique du cabinet : en Égypte, par la consolidation du pouvoir du pacha ; en Turquie, par la convention des détroits ; en Europe, par la réintégration libre de la France dans le concert européen ; ces résultats ont été tels, que les esprits les plus difficiles pouvaient le souhaiter. M. Guizot n’a point dissimulé que de grandes fautes avaient été commises ; mais, a-t-il ajouté, les puissances rivales de la France en ayant, de leur côté, commis d’aussi fortes, l’effet des nôtres s’est trouvé atténué.
Avouons cependant que notre part, dans cette équitable répartition, n’a point été la plus mince. Notre budget de 1 700 millions, notre loi des fortifications de Paris, doivent singulièrement faire pencher en notre faveur le plateau de la balance. Ne paierions-nous peut-être pas un peu cher le plaisir de nous être, pendant quelques jours, donné des airs de capitan.
De compagnie avec la question d’Orient est arrivée la question espagnole, augmentée de la petite complication mésaventureuse que chacun sait.
Si nous approuvons complètement la conduite du ministère dans la première de ces questions, — si nous trouvons qu’il a rendu à la cause du progrès social un service immense, en ne laissant point notre pays s’engager dans l’impasse en casse-cou, où le guidait le précédent cabinet, — notre adhésion ne lui sera point acquise aussi entière en ce qui concerne la seconde.
M. Guizot a, nous en convenons, prouvé le plus irrécusablement du monde, que, dans le différent survenu, le représentant de la France à Madrid se trouvait pleinement dans son droit. Comme preuves à l’appui, il a cité une foule de précédents empruntés à l’histoire de l’ancienne monarchie. Notre droit est évident… Mais, voyons… quel est donc en réalité ce droit si bien étayé : — une vraie misère, — et même la plus misérable de toutes les misères, — une misère d’étiquette. — Valait-il la peine d’être mis en balance avec un intérêt sérieux ? Comment M. Guizot, ce profond théoricien constitutionnel, n’a-t-il point compris que les gouvernements nés du principe de la souveraineté nationale, ne devraient point s’assujettir servilement aux formes usées, aux errements vieillis des monarchies d’autrefois. Les intérêts de la France en Espagne ne valent-ils point une rature faite dans le code de l’étiquette ? À nos yeux, M. Guizot a eu tort d’avoir si complètement raison.
La France a, du reste, eu fréquemment maille à partir avec l’Espagne sur ce grave sujet. On sait que les négociations du célèbre traité des Pyrénées faillirent être rompues, parce que Don Louis de Haro, le délégué espagnol, exigeait que Giulio Mazarin, le représentant de la France, fit, en le reconduisant, trois pas en dehors de la porte. — La cour de France, — alléguant la coutume et l’usage, — se refusait à cette concession offensante pour sa dignité : et Dieu sait quelles conséquences fâcheuses seraient résultées de la contestation, si Mazarin n’y eût mis fin en homme d’esprit. Il tomba incontinent malade, et reçut l’Espagnol couché dans sa chaise longue… Pourquoi donc M. de Salvandy, qui, certes, ne manque point d’imaginative, n’a-t-il point, lui aussi, trouvé quelque expédient ? …
Nous pourrions bien, à ce propos, dire quelques mots d’une autre petite histoire de même sorte, — de celle de M. Kisseleff, c’est-à-dire, des représailles tirées à Paris le jour de l’an, de l’irrévérence commise le jour de la Saint-Nicolas à Saint-Pétersbourg ; mais, en vérité, cela mérite-t-il autre chose qu’un imperceptible mouvement d’épaules.
Toutes nos relations avec les puissances étrangères, grandes et petites, ayant été passées en revue par la Chambre dans la discussion de l’adresse, il y a, par conséquent, été question de la Belgique et du traité de commerce actuellement en négociation avec le gouvernement de Léopold. Ce traité, comme on devait s’y attendre, a été vivement attaqué par MM. Grandin et Denis Benoit (manufactures de draps et hauts-fourneaux), et chaudement défendu par MM. Galos et Wustemberg (vins de Bordeaux). Il est vraiment pénible de voir une telle question abandonnée au chamaillage borné de l’intérêt de localité. L’intérêt du pays va-t-il donc laisser encore le champ libre à celui de quelques producteurs isolés ? En présence de cette grande association douanière allemande qui menace de nous déborder, ne serait-il point utile que nous fissions, nous aussi, notre ligue ? Ne serait-il pas sage, à présent que nous savons ce que valent les alliances de sympathies, que nous recherchassions davantage les alliances d’intérêts ? Et ne serait-ce point aussi une pensée élevée que celle de réunir en un seul faisceau, — s’étendant d’Amsterdam à Alger, — les nations de l’Europe occidentale en regard du groupe allemand. La France, tête d’une telle association, acquerrait naturellement sur elle la même influence qui a été départie à la Prusse dans le Zoll Verein ; or cette conquête toute pacifique aurait, on le comprend, une immense portée. Déjà un traité nous unit à la Hollande. C’est une première maille du chaînon, ne laissons point échapper la seconde ; — elle pourrait bien demain être rivée ailleurs, si nous la négligions aujourd’hui.
Après le traité belge, c’est la convention relative à la répression de la traite des noirs qui a occupé la chambre. Tout d’abord, dans cette question, nous nous aheurtons à l’amendement de M. Billault, à l’amendement de M. Lacrosse, puis, enfin, à l’amendement de M. Lefebvre. Virulemment attaquée, la convention a été habilement défendue. L’avantage, en définitive, est demeuré au ministère ; mais la victoire n’a pas été franche. L’amendement de M. J. Lefebvre, auquel le cabinet s’est rallié pour esquiver le choc de celui dont le menaçait M. Lacrosse, constitue pour lui une improbation tacite, un véritable échec moral. Et de fait, les nouvelles clauses ajoutées aux anciens traités de 1831 et de 1833, méritent, jusqu’à un certain point, la défaveur avec laquelle elles ont été accueillies. Celle de l’agrandissement des zones, n’augmentera-t-elle point, par exemple, sans compensation appréciable, les vexations dont le commerce maritime se plaint déjà ? À vrai dire, — et malgré qu’on en ait dit, — ces vexations tourneront plutôt au détriment de l’Angleterre que de la France ; car, si celle-ci ne compte que 105 croiseurs, tandis que sa rivale en a 124 en course, — en revanche le commerce maritime anglais est hors de toute proportion avec le nôtre.
Le neuvième paragraphe de l’adresse, auquel M. Lestiboudois a voulu greffer un amendement relatif au recensement, a été le prétexte d’une mêlée générale des plus vives. L’opposition s’est montrée cependant bien faible dans la lutte, — et auprès du discours solide et raisonné de M. Humann, les grandes et grosses phrases de M. Odilon-Barrot résonnaient bien creux. Mais aussi, pourquoi l’opposition va-t-elle choisir ce terrain-là… De quoi se plaint-elle, en effet ? — De l’illégalité de la mesure ! … Les explications claires et lumineuses de MM. Chasles et Duchatel ont levé tous les doutes sur ce point. — De son inopportunité ? Mais quelle est donc la cause qui a surtout provoqué l’ordonnance du recensement, — n’est-ce point le déficit du trésor ? — Et par quoi a été occasionné ce déficit, si ce n’est par les dépenses extraordinaires du cabinet du 1er mars, cabinet soutenu par la gauche et prôné par M. Barrot. L’amendement de M. Lestiboudois a été rejeté, et c’était justice.
Nous devrions bien ajouter quelques mots sur les dernières séances de la Chambre ; mais, en vérité, nous n’en avons point le courage. Jamais, dans cette assemblée, la discussion n’est descendue aussi bas, jamais le désordre ne s’y est montré aussi scandaleux. Au tumulte confus de murmures, de cris, de rires, qui, pendant deux jours, y a régné sans partage, on eût pu se croire plutôt transporté à une représentation de quelque théâtre du boulevard, qu’à une séance du parlement d’une grande nation. Quand donc saurons-nous être dignes ? …
En somme, de toute cette discussion de l’adresse, il est ressorti pour nous une vérité assez triste. C’est que le pouvoir n’est point fort, quoique jamais l’opposition ne se soit montrée aussi faible, aussi insuffisante. M. Guizot, quelques magnifiques efforts qu’il ait déployés, quoiqu’il ait, sans conteste, dominé la discussion, M. Guizot n’a obtenu qu’une victoire douteuse, une de ces victoires qui font songer avec inquiétude à l’avenir. Si la Chambre a donné, par un vote significatif, son adhésion à l’ensemble de son système de résistance au dedans et de fermeté pacifique au dehors, ce n’a point été sans quelques réserves. Aussi, dans les questions intérieures, cette adhésion même a pu paraître douteuse. M. Guizot, par hasard, ne résisterait-il pas trop ? En s’efforçant d’atteindre son but, ne le dépasserait-il point ? Qu’il y prenne garde : son système est, il faut bien le dire, impopulaire ; car les nations sont des enfants malades que l’on ne guérit qu’à leur corps défendant, aussi doit-on ménager les remèdes. Le clinquant du costume ou du langage séduit plutôt les masses que la simplicité puritaine. D’ailleurs, des ressorts trop tendus finissent par s’user, s’ils ne se rompent brusquement. Tant de condamnations qui frappent, sans relâche, les hommes de la presse, aigrissent les esprits, et rendent de jour en jour la conciliation plus difficile. Certaines positions veulent être tournées et non abordées de front. Maintenant que le calme, que la paix ont été obtenus, ne serait-il donc point possible que l’on entrât dans une voie moins rude, plus douce… Et puis, les questions pratiques, les questions d’intérêt matériel si déplorablement négligées dans ces derniers temps, ne réclament-elles point une attention sérieuse ? Après avoir tant discuté, tant épilogué, tant retourné sous toutes ses faces la métaphysique du pouvoir, ne devrait-on pas en rechercher enfin les applications ? …
Mais, objectera-t-on, le cabinet pourrait-il aujourd’hui s’occuper efficacement de telles questions, puisqu’il n’est pas assuré d’exister encore demain. — Voilà une objection qui sans cesse est reproduite depuis onze années, et toujours, hélas ! avec raison. Cependant nous croyons qu’au temps présent elle n’est point insoluble, et qu’au sein même de la Chambre actuelle, le cabinet du 29 octobre pourrait se consolider d’une manière durable.
On parle toutefois de diverses combinaisons ministérielles, les unes absolues, les autres simplement modificatrices.
Au nombre des premières on a rangé un cabinet Thiers-Molé, c’est-à-dire, Molé-Thiers. — Car, assure-t on, l’ex-président du conseil du 1er mars accepterait, pour revenir aux affaires, le patronage de l’ex-président du 15 avril, s’effaçant derrière lui, et se contentant du modeste portefeuille des travaux publics. La prétention, certes, n’est point ambitieuse, mais la combinaison renferme-t-elle quelques éléments de vitalité ? Il est permis d’en douter. Pourquoi ne pas plutôt, si l’on fait ainsi bon marché des vieilles rancunes de la coalition, essayer d’un rapprochement entre M. Guizot et M. Molé ? Il y a, entre les principes de ces deux hommes, plus de similitude qu’entre ceux de M. Thiers et de M. Molé. D’ailleurs, des simples rivalités personnelles ne devraient-elles point céder devant des intérêts généraux ?
Une autre combinaison, à notre avis préférable à celle-là, serait celle qui donnerait accès dans le cabinet à MM. Dufaure et Passy, par l’élimination de MM. Teste et Humann, qui, par eux-mêmes, ne procurent aucune force vitale au corps ministériel. Outre que MM. Dufaure et Passy sont des hommes d’une valeur positive, leur participation au pouvoir serait considérée comme une garantie par une portion notable du centre gauche. En ralliant autour d’eux leurs amis, ils donneraient au cabinet un nouvel élément de majorité.
Ainsi modifié, celui-ci se trouverait peut-être enfin viable, et n’aurait plus de si nombreux soucis à donner aux éventualités de l’avenir. Médecin zélé et recueilli, il pourrait s’occuper avec fruit des améliorations que réclame, au moral comme au physique, l’état souffreteux de la société actuelle… Le discours du trône s’est montré explicite sur la question des chemins de fer. Cela est un bon signe. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, la France s’est, hélas ! dans ces derniers temps, bien laissé devancer par les autres nations. Heureusement que quand elle veut fermement, elle marche vite. Espérons qu’elle voudra enfin….
La France s’ennuie, a dit, on s’en souvient, M. de Lamartine. Nous sommes de l’avis de l’illustre poète, et comme lui encore, nous pensons que, ce n’est point la jeter sur l’Europe qu’il faut, pour la tirer de son spleen, mais, tout simplement, lui faire trouver chez elle la vie agréable, en la lui rendant plus commode, plus facile. Qui se trouve assis à l’aise à son foyer, ne songe guère d’ailleurs à aller troubler le ménage de ses voisins. Le progrès matériel réglé par le progrès moral, voilà le but que nous devons nous assigner et poursuivre sans relâche, — et certes la bonne voie une fois prise, si nous savons y persévérer avec la même ardeur que nous avons mise parfois à parcourir des routes fausses, nul doute que, les premiers, nous n’atteignions aux hautes destinées que l’avenir réserve aux nations.
G. de Molinari
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